François Serrand
Correspondance
autre page. Alors Vicaire Général du Diocèse de Rennes, il est mobilisé en août 1914 et va être présent sur les théâtres d'opérations comme aumônier militaire pendant toute la guerre. Plus de détails de son parcours sont disponibles sur la fiche qui lui est dédiée.
ous avons déjà eu l'occasion d'évoquer François Serrand dans uneÀ la fin du mois de novembre 1914, au cours de cette phase du début de la Grande Guerre, appelée course à la mer, la 10ème section territoriale d'infirmiers militaires à laquelle il appartenait au sein de la 87ème division était en retrait. Il se trouvait alors à Killem, à proximité de Dunkerque et tout près de la frontière belge.
Nous rapportons ici deux de ses lettres écrites alors. Il envoya la première à Monseigneur Auguste Dubourg, archevêque de Rennes. Il y évoquait les combats éprouvants des dernières semaines, décrivait le courage des blessés et faisait un bilan de la situation. Cette lettre fut publiée dans "La Semaine Religieuse de Rennes" dès le 12 décembre suivant.
Lettre à Mgr Dubourg - 23 novembre 1914
La Semaine Religieuse de Rennes - 12 décembre 1914
Monseigneur à reçu de son Vicaire général, M. Serrand, aumônier de la 87ème Division territoriale, une longue lettre, dont on lira avec intérêt les passages suivants:
Killem le 23 novembre 1914
Monseigneur,
Nous avions besoin de nous refaire, en effet. Notre division de territoriaux a été fortement éprouvée. Pendant quatre semaines elle a été sur le front, en première ligne et a soutenu des combats incessants et de la plus extrême violence, avec vaillance du reste, et d'une manière vraiment brillante, puisque seule entre toutes les troupes territoriales qui jusqu'ici ont été au feu, elle a été citée à l'ordre du jour de l'armée pour sa magnifique tenue, en des termes extrêmement élogieux. Nos Bretons et Normand sont très fiers de cette citation.
C'est aux environs d'Ypres que nous avons constamment combattu, spécialement dans la région de Bixschoote et de Langhemarq, villages dont les communiqués officiels et les récits des journaux vous ont maintes fois porté le nom, autour desquels une lutte acharnée a été livrée, qui ont été pris et repris successivement par les deux partis au moins une dizaine de fois et où aujourd'hui, en toute réalité, il ne reste plus pierre sur pierre. Toutes les maisons ont été détruites, brûlées par le feu d'artillerie le plus intense qui se soit jamais vu. Les champs sont à l'état d'écumoire tellement les boulets y sont tombés dru. Il faut avoir vu ce spectacle pour se faire une idée des ravages de la guerre.
L'ambulance à laquelle je suis rattaché avait été installée dans une communauté religieuse, à Boesinghe, à 3 kilomètres 500 ou 4 kilomètres des lignes allemandes; en plein par conséquent sous le feu des canons ennemis qui peuvent facilement envoyer leurs projectiles à 8 kilomètres et même dix pour les grosses pièces. Nous nous sommes donc trouvés au milieu d'un danger très réel et permanent pendant tout notre séjour là. Dieu merci, nos soldats occupaient assez leurs adversaires pour que ceux-ci nous oubliassent un peu et ne pussent ne nous consacrer que quelques loisirs assez minimes. Malgré cela, nous avons eu fréquemment le désagréable avantage d'être bombardés. Le toit de nos bâtiments a été endommagé à plusieurs reprises, la maison où nous déposions nos morts a été trouée et le corps du colonel du 80° atteint de plusieurs balles de schrapnell avant d'être mis au cercueil. L'église est aux deux tiers démolie. En m'y rendant pour un enterrement, j'ai vu tomber un obus sur une petite maison basse, juste au moment où je passais devant et au moment où je la quittais, un éclat venait se loger à cinquante centimètres de ma tête. La veille de notre départ, je conduisais. un convoi au cimetière à hauteur du dernier cercueil, à 10 mètres sur la gauche, un soldat du train était atteint en plein front et succombait une heure après. Par une Providence toute spéciale, notre formation n'a pas eu un seul homme blessé; aussi, en arrivant ici, nos prêtres infirmiers ont-ils célébré une messe d'action de grâces.
Nous avons vu passer dans nos salles de nombreux blessés. Quel spectacle horrible! De pauvres êtres déchiquetés de mille façons, étendus sur des brancards souillés ou de la:paille plus ou moins humide, gémissant, délirant, criant! Mais à coté des horreurs, quel courage admirable! Un capitaine d'artillerie est arrivé le bras labouré jusqu'à l'épaule par un obus: on le panse; il souffre affreusement, mais pas la moindre plainte. À un certain moment la douleur est trop vive, on voit qu'il a peine à se retenir, mais immédiatement il se reprend, et pour ne pas exprimer un seul gémissement, il se met à marteler une chanson. Deux jeunes gens blessés qu'on veut évacuer refusent: ils se reposeront un peu, mais retourneront au combat sous deux ou trois jours.
Comme aumônier, j'ai toujours été accueilli favorablement par ceux à qui j'ai proposé mes services. Un seul s'est montré un peu récalcitrant. Et parmi les autres, quelles merveilleuses dispositions, quel accent filial dans l'appellation de père qu'on me donnait! Un soldat originaire de Grèce me baisait la main; un commandant faisait de même. Un lieutenant serrait d'une main fébrile, dans un demi-délire, la croix du chapelet qu'il portait au cou et la baisait fréquemment avec une indicible ferveur. On lui propose du café ou un peu de bouillon; on veut lui procurer quelque soulagement; il refuse: "çà lui permet d'offrir au bon Dieu quelques sacrifices de plus pour la France et pour que, aussi, ses chers petits enfants soient toujours d'excellents chrétiens". Ceci se passait le soir. Le lendemain matin, quand je l'aborde, il me prend la main et trace avec le signe de la croix sur son front. M. Nortier, maire de Neuilly et député de la Seine, est mort dans les meilleurs sentiments.
Parmi ceux qui n'ont pas été blessés, bien des changements heureux aussi. À demeurer des semaines sous la pluie de mitraille qui tombait perpétuellement sur les tranchées, à se sentir à tout moment sous la menace de la mort, beaucoup ont réfléchi, sont rentrés en eux-mêmes, ont élevé leur pensée vers Dieu et ont rouvert leurs lèvres aux prières depuis des années et des années délaissées.
Ceci permet de prendre assez facilement son parti des dangers auxquels on est exposé dans l'exercice de son ministère. On ne songe même pas à avoir peur; on se met entre les mains de Dieu et l'on va son chemin en toute tranquillité.
C'est l'artillerie qui semble jouer le rôle prépondérant. Elle tonne du matin au soir et du soir au matin avec un bruit d'enfer? La nôtre est fort supérieure à celle des Allemands, comme artillerie légère, et comme artillerie lourde, notre infériorité, considérable au début de la campagne, s'est singulièrement atténuée. Nous sommes à peu près à égalité avec le 105 (tout nouveau), le 120 long et court, le 155 sans compter les gros canons de marine. Les deux tiers des blessures sont faites par les éclats d'obus, le reste par les balles. Les blessures par la baïonnette sont extrêmement rares. Parmi les 3 000 blessés que nous avons eus à l'ambulance, il n'y en avait certainement pas plus de dix qui avaient été atteints par la baïonnette.
Ma santé est toujours excellente et ma vie au milieu des majors assez agréable. Nous souffrons seulement du froid très vif dans ces régions du Nord: cinq à six degrés au-dessous de zéro, et neige.
La seconde lettre fut pour sa mère, Adélaïde Demorand-Serrand. Il est important de rappeler que cette dernière eut sept de ses fils sur le front. Trois d'entre eux furent blessés: Pierre, Isidore et Louis. Pierre mourut des suites de ses blessures en 1915.
Il donnait des nouvelles de la famille, deux de ses frères étaient à proximité, et des soldats de Billé blessés ou tués récemment. Malheureusement, cet épisode de la guerre n'était pas terminé. En plus des blessés, la commune de Billé allait compter cinq tués dans cette région (voir la carte).
Lettre à sa mère - 24 novembre 1914
là-bas. On prétend que nous devons rester ici jusqu'au 13 décembre à tout le moins. Les soldats ne demandent pas mieux et même prolongeraient volontiers encore le séjour. La division a souffert en effet et s'il fallait retourner au feu immédiatement, il n'y aurait pas plus de la moitié à se trouver capable de marcher. Non pas que nous ayons eu beaucoup de tués: 500 environ. Mais les blessés et les malades ont atteint un chiffre assez considérable.
Plusieurs de Billé ont été blessés: Garancher, Buffet, Martin. Ange Chevallier a malheureusement été tué. Pierre et Joseph sont restés indemnes, mais ils peuvent rendre grâce à Dieu, car ils se sont trouvés pendant trois semaines au milieu de dangers permanents, sous un feu d'enfer, avec une véritable pluie de mitraille.
À Boesinghe, près d'Ypres, où nous avons passé nos quatre dernières semaines, quatre hommes ont été tués et dix autres blessés dans la maison même où nous résidions, le lendemain du jour où nous sommes partis. Il y est tombé je ne sais combien de boulets pendant que nous y étions: personne de notre ambulance n'a été atteint. Personnellement, je n'ai eu non plus la moindre égratignure. Une balle de shrapnel est venue se loger dans une des colonnes de l'église où je priais, à cinquante centimètres de ma tête, et un obus est tombé sur un toit à côté de moi: je n'ai pas eu de visite plus proche. Quant aux projectiles qui sont venus éclater à cinquante ou cent mètres, on ne les compte plus guère.
Tous les blessés m'ont bien accueilli: je n'ai trouvé qu'un récalcitrant, et encore, pas trop féroce. Les autres, qu'ils fussent de l'Ouest, du Nord, de l'Est ou du Midi ont tout de suite accepté de se confesser et avec reconnaissance. Beaucoup m'ont profondément édifié. La menace perpétuelle de la mort a fait réfléchir et ramené nombre de gens éloignés. Bien des lèvres fermées à la prière depuis longtemps s'y sont ouvertes. Un instituteur laïque, blessé à la bouche et ne pouvant parler m'écrivait sur son carnet pendant que je visitait la salle: "Abbé Serrand, j'admire votre rôle près des blessés". Et les larmes lui coulaient dans les paupières. Avoir couru les mêmes périls ensemble a rapproché les âmes et dissipe bien des préjugés.
Je vais très bien: j'ai une mine florissante, demandez à Pierre et Joseph. J'écris aujourd'hui à Paul. Qu'Adélaïde veille sur ses yeux! Je prie bien pour vous. Mon respectueux souvenir à Mr le Recteur. Bonjour chez Joseph, Amand et Louis.
Affectueusement vôtre.
F. Serrand