Les mouvements de protestation des bouilleurs de cru prend de plus en plus d'extension. Après les démissions de conseils municipaux, on s'est mis, un peu partout en Normandie, à brûler bondes et scellés des alambics sur la place publique, parfois au pied du monument aux Morts, au chant de la Marseillaise et avec envoi des cendres au ministre des finances.
C'est que la mévente des pommes entraînant celle des eaux-de-vie de cru fabriquées avec les excédents de cidre a causé dans toute la région un grave malaise. Celui-ci s'accroît du mécontentement provoqué par les innombrables formalités imposées aux paysans qui distillent l'excédent de leurs récoltes. Ils sont soumis à un contrôle perpétuel. La multiplicité et la complication des règlements sont telles qu'il est presque impossible de distiller ou de conserver de l'eau-de-vie chez soi sans être en défaut sur quelque point.
Or, la constatation d'un manquant ou d'un excédent, ou le maintien de l'appareil en marche, ne fût-ce qu'un quart d'heure au delà des limites strictement permises par la Régie, sont prétextes à fouilles et perquisitions dans toutes les parties du domicile.
Une autre conséquence est que, pour éviter ces ennuis et souvent des amendes formidables, les producteurs s'abandonnent au soucis de faire vite et de vendre au plus tôt afin d'être déchargés de toute suspicion et inquisition. Il en résulte des offres massives d'un produit hâtivement fabriqué, sans bouquet réel, qui ne trouve acquéreur qu'à des prix inférieurs aux prix d'avant-guerre.
Les cultivateurs de l'Ouest réclament donc l'abrogation de la réglementation exceptionnelle du temps de guerre, qui dure encore, et la remise en vigueur du règlement anciennement appliqué aux bouilleurs: liberté de fabrication, de stockage et de conservation; le contrôle et l'impôt ne s'appliquant qu'au moment de la mise en circulation du produit fini.
Ils demandent le vote immédiat, par la Chambre, du projet Damecour adopté au Sénat depuis le 31 mars 1932, c'est-à-dire depuis trois ans, par 205 voix contre 78, qui rétablit la liberté des bouilleurs de cru et l'inviolabilité du domicile.
Parmi tous ordres du jour exposant la question, celui qui termina la réunion de Notre-Dame-de-Touchet, il y a trois semaines, est particulièrement précis:

Considérant, dit-il, que l'inviolabilité du domicile est un des principes du régime républicain; que la législation provisoirement établie pendant la guerre sur la distillation à la ferme des excédents de récoltes de cidres et poirés est la négation de ce principe; les producteurs revendiquent la liberté qui leur a toujours été reconnue - sauf de très courtes interruptions - de transformer en eau-de-vie de cru les excédents de leur récolte de fruits et poirés sans déclaration préalable, sans surveillance des opérations, sans prise en charge des produits de distillation successives, sans vérification des stocks; le produit fini n'étant passible de l'impôt qu'à sa mise en circulation.

Ce même ordre du jour stigmatise d'autre part le "mouchardage" officiellement institué par décret du 12 juillet 1934 et payé 42% de la prise.
Il signale aussi que la réglementation peut être modifiée sans perte pour le Trésor.

Comment?
Sur ce dernier point, M. le docteur Tizon, de Ducey, conseiller général de la Manche, répondait cette semaine à l'envoyé spécial d'un journal parisien:

M. le député Cautru a soumis au gouvernement diverses propositions de taxes de remplacement, nous proposons, de notre côté, soit des permis de distiller analogues au permis de chasse, soit une taxe sur la surface plantée, soit une taxe régionale qui frapperait les contrées ayant les mêmes intérêts. Ce qui est désastreux, ce qui nous exaspère, c'est que les pouvoirs publics fassent la sourde oreille et opposent la force d'inertie à des revendications aussi justement fondées que les nôtres.

Du côté des pouvoirs publics on proteste contre cette accusation d'inertie:

Le renvoi du projet de loi nouvelle à la commission des finances à la veille des vacances parlementaires actuelles, n'a pas le sens péjoratif qu'on a voulu lui attribuer. Il a eu uniquement pour objet de mettre au point dans son ensemble cette délicate question.

Ainsi s'exprimait M. Lachaze, préfet de la Manche, parlant à Mortain, l'autre jour, à une trentaine de maires et autres élus:

Je reviens de Paris, continuait-il, et j'en rapporte l'impression très nette que non seulement l'étude du projet de loi par la commission n'est pas un leurre, mais la certitude aussi que vous obtiendrez bientôt satisfaction... Mais, à Paris, votre mouvement est mal compris. On vous représente comme des gens qu'inspire la violence. Cela ne peut que vous nuire.

Et, tout en reconnaissant que le récit de certaines visites domiciliaires l'avaient fait "bondir d'indignation", il mettait ses auditeurs en garde contre l'allure d'excitation collective que semble prendre le mouvement de protestation. "Il est inadmissible, soulignait-il, que dans l'état actuel et devant les graves menaces extérieures qui se précipitent la tranquillité intérieure soit troublée".

La voix du pays fougerais

La prudence et le calme conseillés par M. le préfet de la Manche sont en effet on ne peut plus souhaitables, dans l'intérêt même des bouilleurs.
On s'en est justement inspiré, d'une façon générale, dimanche à Mellé, où les cultivateurs d'une partie de notre pays fougerais avaient été appelés à prêter leur appui à leur camarade normands.
Après sept discours dont un seul détonna par son allure excessive, la réunion de Mellé a eu pour conclusion le vote d'un texte de haute tenue, qui, tout en présentant les revendications avec la plus grande fermeté, se garde sagement de verser dans l'extrémisme.
On ne peut que l'approuver entièrement.
En voici la teneur:

Les cultivateurs des localités et cantons de Louvigné-du-Désert, Saint-Brice-en-Coglès et Fougères-Nord, réunis au nombre de plus de 2 000;
Affirment leur solidarité avec leurs collègues de Normandie, leur mouvement étant une forme légitime du mécontentement du producteur par suite de l'aggravation continuelle de la misère;
Constatent le peu de faveur dont jouit l'agriculture dans les préoccupations gouvernementales;
Proclament la faillite de la politique de déflation des seuls produits agricoles et réclament la recherche d'un juste équilibre entre leurs gains et leurs charges;
Demandent à tirer parti de leur production avec le maximum de liberté et le minimum de tracasseries;
Reconnaissent que le gouvernement ne peut renoncer, dans les circonstances actuelles à certaines ressources fiscales;mais se refusent à admettre ce principe jusqu'à ce que l'exemple des sacrifices soit donné par les pouvoirs publics;
Décident de poursuivre, dans l'ordre et la discipline, mais avec une ténacité indomptable, la campagne engagée, et souhaitent que le gouvernement regagne la confiance des agriculteurs par une attitude conciliante;
Invitent les municipalités de la région à prendre les mesures utiles pour faire aboutir les revendications des agriculteurs en général et des bouilleurs de cru en particulier.

Suit un compte-rendu d'une réunion tenue le mercredi 17 avril à Saint-Hilaire-du-Harcouët qui avait vu participer 15 000 bouilleurs de cru de la Manche.

La Chronique de Fougères - 20 avril 1935