Nicolas Chuteau
Avant la Révolution, il est fréquent de relever des actes de baptêmes et de ne pouvoir retrouver de traces de l'enfant par la suite. Souvent les décès d'enfants n'étaient pas enregistrés ou les personnes quittaient la paroisse pour d'autres horizons. Tel était le cas dans la famille Chuteau du Haut-Mât de Nicolas, baptisé à Billé le 6 janvier 1769. Il paraissait oublié pour toujours jusqu'à ce qu'un livre paru en 2010 révèle son existence.
À proximité de Quimper, les membres de la famille Chuto se demandaient bien d’où venait leur patronyme. Le "o" final suggérait une origine espagnole ou portugaise. D’autres hypothèses plus ou moins extravagantes étaient avancées. Pierrick Chuto, au moment de sa retraite voulut en avoir le cœur net. Il se plongea dans les archives et finit par découvrir le premier de la lignée à être apparu en Cornouaille. En fait, il s'agissait de Nicolas Chuteau de Billé.
Ainsi, cet enfant de Billé fonda une famille à l'autre bout de la Bretagne où il a une descendance. Nous publions ici les deux premiers chapitres du récit de Pierrick Chuteau qui nous a aimablement donné son accord. Nous l'en remercions vivement. Il décrit admirablement et avec force détails les évènements de la vie de Nicolas Chuteau. Le second chapitre se termine avec le décès de Marie-Noëlle Le Roux, son épouse. Dans les chapitres suivants, qui ne figurent pas ci-dessous, l'auteur évoque les péripéties de leur fils Pierre-Auguste qui fut maire de Guengat de 1846 à 1871 et resta dans les mémoires.
Le maître de Guengat
- Pierrick Chuto -
Chapitre 1
De Billé à Quimper
C’est la guerre
C’est la guerre
En ce début de l’an 1793, l’ennemi progresse sur toutes les frontières et menace la jeune république. La Convention nationale décrète, dans l’urgence, la levée de trois cent mille hommes. Des commissaires du gouvernement sont désignés pour procéder dans chaque canton aux opérations de recrutement des célibataires ou veufs, âgés de dix-huit à quarante ans. Sept cent quarante-sept hommes doivent être enrôlés dans le district de Fougères. Les candidatures spontanées étant inexistantes, le tirage au sort est décidé. En réaction, des attroupements de paysans armés de fusils, de pistolets et de sabres, se forment spontanément dès le 10 mars 1793. Les campagnes se soulèvent et bientôt les troubles dégénèrent en émeutes.
Le pays est boisé et accidenté. Les routes encaissées, mal entretenues, sont bordées de rochers et de hautes levées de terre. Les ajoncs, les genêts et de nombreuses plantes épineuses, impénétrables, favorisent les déserteurs qui mènent une guerre d’embuscade. Ils gênent considérablement la reprise en main du district de Fougères par les républicains.
Nombreux sont les paysans qui préfèrent se cacher, plutôt que de partir se battre aux frontières. Ils refusent de servir un pouvoir usurpateur et régicide. Pourquoi risquer sa vie pour une république qui maltraite leur Dieu?
Nicolas-Michel Chutaux fait partie des insurgés. Encore que le terme ne s’applique guère à ce jeune homme qui ne sait trop de quel côté son cœur penche. Quand la Révolution éclate en 1789, il habite Fougères et, comme ses habitants, il accueille les nouvelles idées avec philosophie et bienveillance.
Lorsque, de temps à autre, il quitte, non sans risques, sa cachette de proscrit pour revenir quelques heures dans sa famille, au village du Haut-Massé en Billé, l’attitude de ses voisins et amis est bien différente. Les rumeurs les plus folles courent: Si les révolutionnaires ont supprimé les privilèges des nobles, c’est pour en instituer d’autres et le jour est proche, où la moitié de nos récoltes, de nos troupeaux et de nos meubles sera prise.
Journaliers de père en fils
Journaliers de père en fils
Nicolas-Michel est né le 6 janvier 1769. Le curé Bricet a marié ses parents le 29 janvier 1754, l’honnête garçon François Chuteaux et l’honnête fille Michelle Hamard, tous deux de la paroisse de Billé. Dans la famille, on est journalier de père en fils et François loue ses services à la journée, chez ceux qui utilisent ses bras. Les périodes d’inactivité forcée sont nombreuses et il rapporte bien peu de sols pour nourrir tous ses enfants. Sur les neuf enfants que Michelle a mis au monde, trois n’ont fait qu’un bref passage sur cette terre. Les parents ont accepté sans broncher cette volonté divine. Le 30 décembre 1767, des jumelles, nées le jour même, ont rejoint les anges. La première, Michelle-Gilette, a été baptisée à l’église et la seconde, ondoyée à la maison, n’a pas eu le temps d’être prénommée.
En outre Michelle a joué de malchance avec des enfants pris en nourrice. Depuis la naissance de son fils François en 1762, elle fait profiter d’autres enfants de son lait. En 1765, c’est le drame. Le recteur, souhaitant lui venir en aide financièrement, a fait confier à Michelle la petite Jeanne, de Fougères. Le nourrisson, âgé de dix jours, meurt par une journée glaciale de février. René, natif de Saint-Aubin du Cormier, est enterré à l’âge de quinze jours, sous un beau soleil de mai. L’enfant en nourrice est mort sans soins, oublié de tous, car le même jour, Michelle Hamard met au monde Perrine.
Avant de placer leurs enfants chez les Chutaux, les parents auraient été bien inspirés de visiter l’habitation insalubre du couple au village du Haut-Massé sur la route de Parcé. Le logis ne comprend qu’une seule pièce avec une porte basse et une fenêtre. La cheminée enfume plus qu’elle ne chauffe et Nicolas-Michel, enfant, a passé son temps dehors à mendier avec sa mère. Le père, François, est mort à quarante-huit ans en 1777, d’une de ces épidémies qui ont décimé régulièrement la paroisse. Une fièvre putride et maligne, aux dires du recteur, a fait quatre-vingts morts et plus de la moitié des habitants ont été atteints. Michelle s’est retrouvée veuve et indigente.
Enfant de chœur du père nourricier
Enfant de chœur du père nourricier
Nicolas-Michel, enfant, rend de menus services au recteur. Son frère ainé, Joseph, en a fait autant à l’époque du vénérable et discret messire Eusèbe Bougré, pasteur vénéré. Lorsque, le dernier jour de l’an 1769, le prêtre, assis à son bureau, est terrassé par une crise, il est pleuré de tous les pauvres dont il était le père nourricier. Nicolas-Michel est passé maître dans l’art de sonner les cloches de l’église Saint-Médard. Il a appris entre autres que le grand son commence avec la première cloche une demi-heure avant la messe et se continue avec les deux cloches pendant le dernier quart d’heure. Il finit au commandement du prêtre qui dit la messe.
Le jeune garçon rapporte parfois au logis quelques morceaux de gâteau, que les familles riches ont coutume de donner après la grand-messe de dix heures. II dérobe, dans le cimetière, les fruits des arbres qui poussent entre les tombes, et coupe l’herbe si drue près des sépultures des cultivateurs fortunés. Le trésorier de la fabrique s’en plaint à Michelle. La récolte faite dans l’enclos saint, dite part des produits spontanés, est vendue au profit de l’Église.
Le recteur, Pierre Thé du Chastellier, docteur en théologie, est généreux envers les miséreux et la famille Chuteaux. Il en à les moyens. C’est le seul décimateur de la paroisse et il lève la dîme sur les gros-grains, les lins, les chanvres, et les cochons de lait.
Chouan traqué
Chouan traqué
Ces animaux ne sont pas au menu de Nicolas-Michel alors que, traqué par les républicains, il se cache avec les autres chouans. En ces temps dangereux, il aime à se souvenir de cette enfance qui ne lui a pas paru si pénible. En compagnie des autres déserteurs, il doit changer souvent de caches dans les nombreuses forêts du canton. Des galeries de carrières abandonnées ont été transformées en dortoirs. Les insurgés accueillent des vieillards, des femmes et des enfants, qui abandonnent les villages et les hameaux à l’approche de l’ennemi. Il s’établit entre les chouanset les habitants des campagnes, une confiance mutuelle et le souhait de terrasser l’ennemi républicain, le bleu.
Les messes sont dites dans des granges isolées. Ces cérémonies émouvantes fortifient les paysans insurgés dans leurs croyances qui sont aux antipodes des idées défendues par les révolutionnaires. Après avoir communié, les hommes n’hésitent pas ensuite, tels des fanatiques, à traquer l’envahisseur et piller les maisons ennemies. À Parcé, après avoir tout brisé chez le curé constitutionnel qui réussit à s’enfuir, ils fusillent le maire, connu pour ses sentiments républicains. Nicolas-Michel se joint à eux, quand il ne peut s’esquiver, mais il évite de tirer. Les représailles sont à chaque fois terribles et les présumés assassins, trouvés les armes à la main, sont enfermés au château de Fougères avant d’être condamnés à mort.
Apprenti-boulanger à Fougères
Apprenti-boulanger à Fougères
Chutaux connaît bien le bourg vieil et ses remparts. Déjouant la surveillance des nombreux militaires au péril de sa vie, il flâne rue de la Pinterie. À quatorze ans, sa mère, conseillée par la famille Sourdin dont le fils, Pierre, a appris le métier de boulanger à Fougères, l’a placé chez un fournier de cette rue. L’échoppe est toujours ouverte, et Nicolas-Michel repense, non sans émotion, à ces années d’apprentissage. La vie n’était pas facile mais exaltante pour un petit campagnard qui découvre la ville. La Bretagne connaît alors une grave crise économique. Dès 1783, les mauvaises récoltes affament la population. Entre mars et septembre 1785, la sécheresse provoque une désolation générale. Les prix des grains s’envolent en 1788. Les greniers des gens aisés sont pleins alors que les pauvres, devant payer leurs impôts, ne peuvent stocker. Le riche attend pour vendre le moment de la plus grande cherté, ainsi chaque disette rompt un degré de l’échelle de communication entre les citoyens.
À Fougères, comme ailleurs, le prix du pain explose. Les artisans sont tentés de vendre des pains qui ne font pas le poids légal. Dans les quartiers populaires de Rennes, la foule saccage les étals des boulangers. Les clients se font de plus en plus rares rue de la Pinterie et Nicolas-Michel perd son emploi. La situation étant pire à Billé, il survit à Fougères en faisant une multitude de petits métiers. Son compatriote Pierre Sourdin, quitte la région et part s’installer à Quimper en Basse-Bretagne.
Cahier de paroisse
Cahier de paroisse
En mars 1789, Nicolas-Michel retourne au pays pour l’enterrement de Médard, le cadet de la famille Chutaux. Il y retrouve sa mère, une vieille femme de cinquante-six ans anéantie par les malheurs et les privations. Son frère François, qui est son seul soutien, reproche violemment au boulanger de la délaisser. Mais celui-ci ne s’intéresse qu’à ce qui se passe dans la paroisse. Le recteur, Julien Hunault, recueille tous les griefs des habitants afin d’établir un cahier de paroisse qui servira de base à la rédaction des cahiers de doléances. Les paysans, rassemblés à l’église, sont illettrés pour la plupart et ne parviennent pas à exprimer leurs revendications. Le prêtre, après les avoir écoutés, formule, de façon habile, les souhaits et remontrances de ses ouailles. Il sera l’un des députés de la communauté de Rennes aux États généraux voulus par Louis XVI, qui s’ouvriront à Versailles le 5 mai 1789.
Les horreurs de la guerre civile
Les horreurs de la guerre civile
À cette date, Nicolas-Michel est de nouveau à Fougères d’où il suit avec beaucoup de retard les événements révolutionnaires. Un vent de liberté souffle sur la ville. Mais bien vite, le mécontentement gronde. Le nouveau statut des prêtres, qui doivent prêter serment à la constitution civile du clergé, choque les catholiques bretons. Les lieutenants du marquis de La Rouërie cherchent des volontaires pour constituer une armée royaliste de dix mille hommes. Nicolas-Michel, désœuvré, accepte, mais le mouvement fait long feu, car le marquis, trahi, meurt. C’est peu après que notre homme rejoint le mouvement chouan et se terre pour éviter l’enrôlement dans les troupes républicaines. S’il a évité de tacher ses mains de sang pendant l’attaque de Parcé, il fait partie de la horde des chouans qui rejoignent les Vendéens et s’emparent provisoirement de Fougères en novembre 1793. Les horreurs de la guerre civile réapparaissent après quelques mois de calme relatif. Dans cette guerre sans trêve, sans miséricorde et sans merci, les chouans décident d’effrayer les patriotes en frappant un grand coup. Nicolas-Michel refuse de se joindre à eux pour cette nouvelle attaque quand il apprend que deux à trois cents brigands vont attaquer sa paroisse de Billé.
Le citoyen curé constitutionnel Porée, ancien vicaire du recteur Hunault, qui, lui, a préféré s’exiler plutôt que de prêter serment à la constitution civile du clergé, est devenu intrus en cette paroisse. Abattu dans le jardin du presbytère, il est la première victime des chouans qui poursuivent le maire et le juge de paix, Hamon. En tirant sur eux, ils blessent et tuent d’autres citoyens. Les gardes nationaux, appelés en renfort, rétablissent la paix en utilisant la manière forte. Parmi les nombreux condamnés, Jean Bertrand, de Billé, et Julien Guengault, de Combourtillé, bourg voisin, sont exécutés en février 1794 à Fougères. Julien Vannier, cinquante-cinq ans, convaincu de brigandage, est également condamné à mort par le tribunal révolutionnaire.
Nicolas-Michel a bien connu ces hommes, honnêtes laboureurs poussés à bout par la misère. Il appréhende de faire partie des prochaines victimes. Ayant de bonnes nouvelles de son ami Pierre Sourdin, installé à Quimper comme boulanger, il décide d’aller y tenter sa chance. Rien ne le retient ici. Considéré toujours comme déserteur, il tremble d’être arrêté et ne peut aller embrasser sa mère au village avant de prendre la route.
La fuite vers Quimper
La fuite vers Quimper
Pendant ce long voyage à pied, il doit, à maintes reprises, montrer patte blanche aux chouans qui rançonnent les inconscients. Il faut l’être pour s’aventurer sur des routes peu sûres en ces périodes troublées. Les convois militaires ont transformé en fondrières des voies déjà mal entretenues par manque de main-d’œuvre. Afin de se nourrir, le fugitif accepte, aux étapes, tous les petits travaux qu’on lui propose.
C’est un homme fatigué et amaigri qui entre dans la boulangerie de Pierre Sourdin à Quimper, en ce mois d’octobre 1794. Le premier moment de surprise passé, ce dernier accueille avec joie son compatriote. Il est veuf de Corentine Le Guyader, épousée alors qu’elle avait déjà trente-sept ans. Elle lui a donné une petite Michelle-Corentine qui a survécu trois mois. Depuis, Pierre, trente et un ans, n’a pas retrouvé l’âme-sœur pour le seconder.
Il fait à Nicolas-Michel les honneurs de sa boutique, sise non loin de la cathédrale Saint-Corentin au 443 de la petite rue Sainte-Catherine rebaptisée rue de la Révolution. Il partage la maison avec Blaise Lucas, sabotier dans la cour. Les temps étant difficiles, Pierre est aussi marchand de vin en gros. Une de ses fidèles clientes, la femme Guillière, tient un des nombreux cabarets du quartier au début de la rue, au 440, juste après le pont. Au 444, la veuve Toulonge a repris le débit de cidre, au décès de son mari.
Par solidarité, Sourdin propose à Nicolas-Michel de l’héberger quelque temps en échange de menus services. Il lui recommande d’éviter l’auditoire du tribunal criminel qui siège dans l’ancienne chapelle Sainte-Catherine au début de la rue. Il est préférable de ne pas fréquenter l’ancien hôpital du même nom qui abrite désormais le département et la mairie. L’administration a colonisé l’ancien Hôtel-Dieu après en avoir chassé les religieuses hospitalières. Le déserteur ne parle que le gallo, la langue de Haute-Bretagne. Il doit vite apprendre un maximum de mots en breton et en français afin de ne pas se faire remarquer.
Les voisins Le Roux
Les voisins Le Roux
Le citoyen Chutaux fait bientôt la connaissance des voisins. Au 446, Marie-Michelle Le Roux tient une autre boulangerie et entretient néanmoins des relations cordiales avec Pierre Sourdin. Ses parents, Henry et Marguerite, sont originaires de Gourin. Le père a été longtemps maréchal-ferrant dans la rue. Il est mort à la fin de l’année précédente. Marie-Michelle, mariée à trente-deux ans à Corentin Ansel, est veuve depuis le 14 octobre. Son mari a été successivement journalier, jardinier, et enfin infirmier militaire. Elle a mis cinq enfants au monde et aucun n’a survécu. Sa sœur Marie-Noëlle, vingt-cinq ans, la cadette de la famille Le Roux, aide à la boutique et s’aperçoit bien vite qu’elle n’est pas indifférente à Nicolas-Michel qui multiplie ses visites sous les prétextes les plus futiles.
Les éteignoirs de Saint-Corentin
Les éteignoirs de Saint-Corentin
Le nouveau Quimpérois a beaucoup de temps libre entre la cour à sa belle et les tâches confiées par l’ami Pierre. Pendant ses promenades il est intrigué par le moulin de l’évêque, situé sur un des nombreux îlots de la rivière tout contre le pont Sainte-Catherine. L’ancien palais épiscopal abrite maintenant une auberge mal famée. La ville étouffe dans son enceinte exiguë et en grande partie close de murailles. Les rues, mal pavées et très étroites, occasionnent de nombreux accidents au passage des cochers. De la boulangerie, on voit les hauteurs de la cathédrale dont les flèches n’ont jamais été construites. Deux curieux chapeaux de plomb, que l’on appelle les éteignoirs de Saint-Corentin, terminent les deux tours majestueuses. Sur la rive droite, à la hauteur de l’ancienne porte Saint-François, entre le vieux mur de la ville et la rivière, les promeneurs empruntent le parc Costy où des maisons se sont greffées sur les remparts en piètre état.
Nicolas-Michel évite les quartiers trop bourgeois, comme les rues Kéréon, des Gentilshommes, Saint-François, de la vieille Cohue, et la place Saint-Mathieu où les commerçants fortunés ont pris la relève des gens d’épée. II préfère s’aventurer dans les voies plus populaires comme la rue Neuve, située à l’extrémité de la rue de la Révolution. L’inactivité le pousse à y fréquenter assidûment les nombreux cabarets et autres débits de boisson.
Un soir, le pas mal assuré, il manque de tomber dans la rivière et de s’y noyer. Des garde-fous sont réclamés depuis longtemps pour sécuriser les quais et éviter les fréquentes noyades.
Marie-Noëlle n’ignore pas le penchant de son amoureux pour la dive bouteille, mais elle souhaite s’éloigner du clan Le Roux qui l’étouffe. Sa mère, Margueritte, et ses sœurs voient d’un mauvais œil cet attachement pour un inconnu venu de nulle part et qui ne travaille pas. Si le père était encore de ce monde, il n’aurait pas toléré que sa fille fréquente Nicolas-Michel.
Le couple part tenter sa chance à Brest
Le couple part tenter sa chance à Brest
Un cousin de la famille, Sébastien Le Roux, est boulanger à Brest. Le couple décide d’y tenter sa chance. Au début de l’année 1795, ils arrivent dans une ville où la Révolution est bien plus radicale qu’à Quimper. Les Brestois sont républicains et la fin de la Terreur, à la chute de Robespierre, n’a pas diminué leur ardeur patriotique. Un assouplissement du régime des réquisitions et l’abolition du_maximum provoquent une montée des prix. Comme les paysans exigent d’être payés en monnaie métallique de plus en plus rare, les boulangers doivent mélanger de la farine de riz à celle de froment. La distribution de pain est rationnée puis suspendue en floréal an III (avril 1795). La ville n’étant plus approvisionnée, des réquisitions armées ont lieu dans les campagnes.
Mariage le 20 vendémiaire an IV
Mariage le 20 vendémiaire an IV
Les jeunes gens dénichent une petite pièce au fond d’une cour dans la deuxième section (dite de la Liberté) et Nicolas-Michel, aidé par le cousin Sébastien, exerce quelque temps son métier en faisant bien attention de ne pas dévoiler son passé de chouan. Il pourrait être dénoncé. En août, à Quimper, Marie-Michelle, souffrante, ne peut plus tenir seule la boulangerie de la rue de la Révolution et sa sœur Marie-Noëlle retourne l’aider. Elle en profite pour préparer son union avec Nicolas-Michel. Les promesses de mariage ayant été affichées le 9 vendémiaire de l’an IV à Quimper et le lendemain à Brest, Nicolas Legendre, membre du conseil général et officier d’état civil, marie le 20 vendémiaire an IV (12 octobre 1795), Nicolas-Michel Chutaux, vingt-six ans, et Marie-Noëlle le Roux, vingt-six ans environ. En réalité, elle n’a que vingt-cinq printemps. Pierre Sourdin, témoin du marié, est le seul qui puisse lui rappeler son enfance à Billé. La mère et les sœurs de la mariée sont de la noce ainsi que François Philippe, charpentier de moulin, époux de Marie-Hélène Le Roux, et un autre boulanger, François Mottay. Les festivités sont réduites au minimum et il faut bien vite repartir à Brest où le nouveau marié doit reprendre son travail devant le fournil.
Ils sont de retour rue de la Révolution, dès le 18 janvier 1796 pour le remariage de Marie-Michelle Le Roux, trente-neuf ans, avec Alain Bétrom, charpentier de marine. Ce vieillard de soixante ans, connu de tous, habite dans la même rue, au dessus du débit de cidre de la veuve Toulonge. Nicolas-Michel est son témoin.
Petits métiers, premiers enfants
Petits métiers, premiers enfants
À leur retour à Brest, la situation a empiré. Le blocus du port par les Anglais est total et les bateaux ne peuvent plus débarquer les marchandises. Nicolas-Michel perd son emploi. Sa femme est enceinte et il doit vite chercher un nouveau travail. On le retrouve gardien au port où il vit son premier mouvement social dès le 7 messidor an IV (25 juin 1796). Les ouvriers ne veulent plus être payés en assignats. La monnaie révolutionnaire est tombée à 3% de sa valeur et c’est la banqueroute monétaire. Des piquets de grève bloquent l’arsenal et des expéditions menées en ville sèment la terreur, entraînant les commerçants à fermer boutique. Mais, devant les menaces de répression, les ouvriers finissent par regagner leurs ateliers. Leur situation ne s’est pas améliorée et Nicolas-Michel doit attendre de longs mois son salaire. Il en rapporte peu à la maison, les occasions de dilapider sa paye et de faire la fête étant nombreuses.
Marie-Noëlle met au monde leur premier enfant le 2 brumaire an V (23 octobre 1796). Jean-François Chutot a une maman bien malheureuse qui voit peu son mari et qui craint qu’il n’aille avec des prostituées. Elles sont si nombreuses sur Brest que les maladies vénériennes font des ravages.
La ville est tellement sale qu’un arrêté municipal a été placardé pour défendre aux particuliers de faire des amas de fumiers sur les rues, places publiques, cours et issues de maisons. La nuit, les rues ne sont pas sûres, les autorités ont instaffé partout des réverbères. Encore faudrait-if qu’il y ait de l’huile!
Nicolas-Michel se rend seul à Quimper pour être témoin au remariage de son ami Pierre Sourdin avec Marie-Guillemette Fraval, le 22 décembre 1796. Le Brestois s’attarde quelques jours au risque de perdre son emploi.
Marie-Noëlle supporte tout. Sa santé est précaire et elle fait deux fausses couches avant de mettre au monde Jean Chuteau, le quatrième jour complémentaire de l’an VII (20 septembre 1799). Les Chutaux habitent désormais dans la quatrième section, dite de la Raison, non loin de la fortification, derrière les hangars de la brasserie. Les privations affectent la classe ouvrière. Le pain et la viande sont taxés, et ce n’est pas avec les quelques francs qu’il gagne que le journalier au port peut nourrir convenablement sa petite famille. La mère n’a plus de lait et Jean quitte ce monde le 6 vendémiaire an IX (28 septembre 1800). Il venait d’avoir un an et sur le registre des décès il est inscrit sous le nom de Chutau.
Fripier puis boulanger
Fripier puis boulanger
La situation économique s’améliore. Une flotte franco-espagnole mouille dans la rade et Brest vit au rythme d’une grande armée navale. La ville renaît, mais il faut nourrir trente mille hommes. En cette année de mauvaises récoltes, les vivres sont rationnés et ne sont accessibles qu’aux plus fortunés. Las de ne plus toucher régulièrement son salaire, Nicolas-Michel change de métier. En raison de la pauvreté des habitants, le marché de l’occasion se développe, quarante-trois fripiers exercent à Brest. C’est la profession qu’il indique quand il va déclarer la naissance de Charles Chutot, le 15 brumaire an X (6 novembre 1801). II sait depuis peu que sa mère, Michelle, est morte le 5 brumaire an VIII (27 octobre 1799) à Saint-Georges-de-Chesné chez son fils François.
La paix d’Amiens, signée entre le premier consul Napoléon Bonaparte et l’Angleterre, apporte un an de répit à la ville. Il est temps, car mille six cent cinquante personnes (marins et civils) sont mortes à Brest, l’année précédente. Les denrées circulent à nouveau. On a besoin de bras pour faire du pain et Nicolas-Michel retrouve son métier lorsque Jean-Noël Chutau pousse son premier vagissement, le 15 frimaire an XI (6 décembre 1802).
Marie-Noëlle aimerait remercier Dieu, mais même si le Concordat a permis de rouvrir les églises, le peuple trouble les offices religieux par des impiétés et irrévérences.
Elle souhaite vivement repartir à Quimper, mais avec quel argent ? Le peu dont elle a hérité, à la mort de sa mère Margueritte, a été dilapidé par son mari. Alors qu’elle vient de perdre, au bout de dix jours, le petit François-Marie Chuteau, né le 24 ventôse an XII (15 mars 1804) au 4, rue de la Filerie, Pierre Sourdin annonce à Nicolas-Michel qu’il va devoir quitter la boulangerie de la rue de la Révolution, la propriétaire ayant mis ses biens en vente. L’occasion est inespérée, et le couple parvient à trouver les trois mille cinq cents francs demandés. Marie-Michelle le Roux a vendu sa boutique dans la même rue et consent un prêt à sa sœur.
Achat d’une boulangerie à Quimper
Achat d’une boulangerie à Quimper
Le 12 vendémiaire an XIII (14 octobre 1804) en l’étude de maître Le Bescond, notaire à Quimper, en présence de Jean-Baptiste Trober, représentant le vendeur, demoiselle Marie-Jeanne Sévère, les époux Chuteau, boulangers, font l’acquisition d’une maison et d’un appentis situés à Quimper, la première au 443 de la rue Sainte-Catherine, l’autre rue Sainte-Thérèse au 459. Ils en ont la jouissance immédiate. Seule, Marie-Noëlle appose sa signature d’une main malhabile: Marie-Noëlle Le Roux, femme Chuto. La petite famille s’installe en lieu et place de Pierre Sourdin qui émigre sur l’autre rive.
Quimper, chef lieu du département, compte plus de six mille habitants, et concentre tous les pouvoirs. La chouannerie est oubliée depuis longtemps, le tribunal révolutionnaire ne fait plus couler de sang et Nicolas-Michel peut assumer sans risque son métier de boulanger. Sa clientèle est assez populaire, mais nourrit le couple et ses deux enfants encore en vie.
Monseigneur Dombideau de Crouscilhes n’a pas encore regagné son palais. L’hôtelier Bonnaire, qui en a fait un établissement de luxure et de tabagie, ne veut pas vendre. Tout devra ensuite être remis en état pour effacer les traces du péché. En attendant, l’évêque se contente d’un modeste logis, rue de la Révolution, et la boulangerie Chutaux s’honore d’être son fournisseur.
À chaque livraison, Nicolas-Michel fait un détour par la rue Neuve dans le cabaret de Jean Le Duigou. Il y joue aux cartes et aux dominos sur une table grossière de bois qui fut blanc, mal assis sur une chaise estropiée. Mais qu’importe le décor pour cet homme qui a toujours soif! Lorsque la chopine est vide, il faut la remplir et vite. Les jours de marché ou de foire, l’ambiance est surchauffée dans les débits de boisson. Les cultivateurs des bourgs environnants y dilapident une bonne partie de l’argent qu’ils viennent de gagner en vendant leurs produits et leurs bêtes.
Marie-Noëlle profite aussi de cette clientèle, les jours d’affluence. Lors de la foire du 5 mai, elle se fait aider par sa sœur. Le 30 floréal an XIII (20 mai 1805), Pierre-Marie attend la fermeture de la boulangerie pour venir au monde. Il le quitte dès le 20 prairial an XIV (9 juin 1806), alors qu’il vient d’avoir un an.
Qu’à cela ne tienne, les Chutaux ne désespèrent pas d’agrandir la famille. Un nouvel enfant naît le 15 avril 1807. L’imagination semble tarie, car il reçoit le prénom du père, Nicolas-Michel. Faites, Seigneur, qu’il n’hérite pas des défauts de son père, implore Marie-Noëlle! Elle a déjà assez de mal à éduquer ses deux enfants, Jean-François et Charles, nés à Brest et qui ont miraculeusement survécu.
Ainsi va la vie dans cette famille, tantôt paisible et souriante, tantôt tumultueuse, tel l’Odet voisin qui s’écoule tranquillement entre deux berges inégales et en friche. Il ne faut pas s°y fier, car, parfois, il devient fou furieux et inonde les jardins et les maisons qui lui font de l’ombre.
Chapitre 2
Boulanger à Quimper,
propriétaire-cultivateur à Guengat
Un enfant de sexe mâle
Un enfant de sexe mâle
Marie-Noëlle a tenu la boulangerie jusque tard dans la soirée. À bout de forces, elle s’est ensuite affalée sur son lit, chassant de la couche Nicolas-Michel, abruti de sommeil et de mauvais alcool.
La petite rue de la Révolution s’anime soudainement et les commères accourent comme par magie. Marie-Catherine Hélias, sage-femme officicuse, dirige les opérations. Chaque accouchement est risqué. Souvent le nouveau-né passe de vie à trépas avant de pousser le premier cri, et il arrive que la mère le rejoigne.
À la lueur vacillante de quelques malheureuses bougies, au premier étage de cette maison quimpéroise, Marie-Noëlle attend la délivrance pour la huitième fois. Ce petit bout de femme lutte avec courage jusqu’à deux heures du matin.
C’est encore un garçon. Marie-Noëlle ne sait faire que des mâles. La femme Hélias accomplit les gestes rituels pendant que l’accouchée s’endort exténuée. Elle a interdit à la matrone de façonner la tête de son petit. Il est lavé à l’eau tiède, puis emmailloté suivant l’usage. Les bras le long du corps, les jambes tendues, le bébé est enfermé complètement dans le lange, puis dans un autre lange en laine. Des bandes de toile bien serrées le font ressembler à une momie.
En bas, au fournil qui donne sur la cour, le père commence à pétrir la pâte pour la fournée du matin. Comme chaque jour, il va confectionner quatre espèces de pains: le pain mollet ou de fine fleur, le pain blanc ou de toute fleur, le pain bis blanc appelé aussi bon et mauvais et le pain méteil. Les plus petits pains pèsent une livre. Le pétrissage à bras de plusieurs fournées, qui peuvent dépasser les cent kilos chacune, est une opération particulièrement éreintante.
En apprenant la naissance, il esquisse un sourire. Un garçon sera toujours utile pour l’aider, à condition qu’il passe le cap fatidique. Sur ses sept premiers fils, quatre sont déjà morts, et la souffrance des parents a fait place à la résignation.
Dans l’après-midi, après avoir dormi quelques heures, Nicolas-Michel se rend à la mairie, place Maubert, à l’angle des rues Kéréon et Saint-François, accompagné de son ami boulanger, Pierre Sourdin, et de Marc Quelvennec, un compagnon de fêtes rencontré en chemin.
L’officier d’état civil, Urbain-Alexandre Coatpont, enregistre dans ses recueils la naissance, ce vendredi 4 novembre 1808, d’un enfant de sexe mâle prénommé Pierre-Auguste-Marie. Seuls les deux témoins signent, le père ayant déclaré ne savoir le faire. Puis nos trois compères se précipitent rue Neuve pour fêter comme il se doit l’événement. Ils y retrouvent l’équipage d’un bateau danois, La Flora de Bergen, actuellement en relâche au port. La récréation est de courte durée, car Marie-Noëlle fait chercher son époux. L’enfant doit être baptisé aujourd’hui. Le prêtre vicaire Raguenes de la paroisse Saint-Corentin, assisté du parrain, Pierre Sourdin, et de la marraine, Reine Le Corre, dépose quelques grains de sel consacré sur les lèvres de l’enfant et lui fait baiser le bord de l’autel.
Quatre cent trente cabarets pour Nicolas-Michel
Quatre cent trente cabarets pour Nicolas-Michel
Nicolas-Michel aime Quimper. Son métier est pénible, l’atmosphère près du fournil étant poussiéreuse et éprouvante, mais de bon rapport et les occasions de faire la fête ne manquent pas. Les noceurs ont le choix entre quatre cent trente petits cabarets. Le maire estime que ceux-ci présentent des inconvénients graves. Les agents de police surveillent, jour et nuit, ces lieux où se dissipent scandaleusement les moyens de subsistance journalière d’un quart de la population. Marie-Noëlle, fatiguée des frasques de son époux, souhaite se retirer à la campagne dans quelques années. C’est elle qui dirige la maisonnée et tient les cordons de la bourse.
Les jours suivants, étant dans un état de grande faiblesse, elle doit rester alitée. Le lait de la nourrice, Marie Donnard, profite à Pierre-Auguste. Sa mère a prié tous les saints du ciel pour que la petite vérole ne l’emporte pas comme elle a fauché ses autres enfants.
Ravages effrayants de la variole
Ravages effrayants de la variole
Peu après la naissance, le préfet Miollis publie un arrêté pour lutter contre les ravages effrayans (sic) de ce fléau Il a fait vacciner des hommes de la compagme de réserve qui se rendront avec des plateaux de suc-vaccin dans les principales communes où des salles seront ouvertes. Le préfet termine ainsi: Monseigneur l’Évêque a eu la bonté de m'autoriser à inviter de sa part MM. les curés à publier l’arrêté ci-joint lors des messes paroissiales et à employer le moyen efficace de leurs exhortations pour engager les fidèles à profiter d’une découverte qui est l’un des plus grands bienfaits de la bonté divine.
La salle de vaccination de Quimper ouvre, mais rares sont ceux qui osent se faire inoculer la maladie pour être immunisés. Si l’évêque a foi en cette découverte, les prêtres y sont souvent opposés. Il ne faut pas aller contre la volonté divine. Marie-Noëlle refuse de faire vacciner ses enfants.
Acquisition de la tenue de Kerandéréat
Acquisition de la tenue de Kerandéréat
Le 23 septembre dernier, devant maîtres Le Guillou et Le Hars, notaires impériaux à la résidence de Quimper, les époux Chutaux ont fait l’acquisition des 4/5èmes de la tenue de Kerandéréat à Guengat. Les hommes de loi ont mené des négociations âpres avec les vendeurs, René Le Cornec et Marie-Jeanne Le Joncour du village de Kérautret à Plonéis, ainsi que Jean Hémon et Louise Le Floch du village de Kermenguy au Juch.
Les boulangers pourront jouir du dit lieu à la saint Michel, le 29 septembre, pour la somme de six mille livres tournois. Marie-Noëlle a signé femme Chuto et Nicolas-Michel s’est bien promis de rester habiter en ville. Pourquoi irait-il cultiver une terre inconnue dans un village perdu qui lui rappellerait Billé ?
Devant le tribunal de justice de paix
Devant le tribunal de justice de paix
Nicolas-Michel se présente, le 4 janvier 1809, devant Le Guillou-Penanros, juge suppléant du tribunal de justice de paix de Quimper. Depuis plusieurs mois, le boulanger livre du pain à l’équipage du brick danois La Flora de Bergen. Le capitaine, Thomas Brandt, remet sans cesse au lendemain, le paiement de sa dette, qui atteint trente-six francs. Las d’attendre, le sieur Chutaux l’assigne en justice. Par l’intermédiaire de son interprète, le vice-consul Auguste Goosters, le marin reconnaît devoir cette somme, mais n’a pas le sol en ce moment, offrant de payer quand il aura de l’argent. Il est condamné ainsi qu’aux dépens. Marie-Noëlle houspille son homme et lui reproche de s’être fait duper par un comparse de soûlerie. Le bateau partira avant que la dette ne soit payée, dit-elle.
Le couple n’en a pas fini avec la justice. Le 1er avril, le boulanger expose, par l’intermédiaire de Jean-Toussaint Guez, huissier, que, par la faute des voisins, il subit des dommages conséquents. Dame Élisabeth Nezet, veuve Pananceau, et Yves-Gilles Le Hars, notaire impérial, son gendre, refusent de reconnaître que le mur costier sud de leur maison s’est rapproché du mur costier sud de la maison de Chutaux. Au lieu de tomber dans la venelle mitoyenne, comme elles devraient naturellement le faire, les eaux pluviales des deux maisons s'introduisent dans la maison Chutaux et y pénètrent même jusqu'à l‘intérieur. Une conciliation étant impossible, le juge entend les parties le 29 septembre 1809!.
Les défendeurs (Nezet et le Hars) ont dit que ceux qui se plaignent les premiers, ne sont pas toujours ceux qui ont la raison pour eux et le bon droit de leur côté. Le juge doit savoir que la couverture de la maison Chutaux domine de cinq ou six pieds leur maison. Le défendeur est obligé de recevoir toutes les eaux, les ardoises, les vieilles chaux et tous les décombres qui tombent de la maison Chutaux…L'honnêteté aurait dû engager les Chutaux à se mettre eux-mêmes, hors de blâme, en attachant une bonne gouttière…Le mur des demandeurs serait depuis longtemps par terre s’il n'avait pas trouvé dans son penchement, l’appui du mur solide de la maison voisine…C'est une affaire de la compétence des experts, ou plutôt de ceux qui ont des yeux.
Le juge, épuisé par les arguties des uns et des autres, nomme trois experts pour descente sur les lieux.
Nouvel achat chez le notaire
Nouvel achat chez le notaire
Entre-temps, les époux Chutaux se sont rendus, le 9 juillet, chez Le Guillou et le Hars, notaires impériaux, pour acheter à Marie Hélaouct, veuve d’Yves Guyader, demeurant à la ferme voisine de Pellavon en Guengat, la part qu’elle possède de la tenue de Kerandéréat. Nicolas-Michel doit cette fois débourser mille six cent quatre-vingts francs pour les 5/6 du cinquième qui ne lui appartient pas encore. Il n’a pas été question du conflit de voisinage opposant Chutaux à le Hars.
Le 1er novembre de la même année, Nicolas-Michel, assisté de son ami, Mathurin Magnier, va déclarer le décès de son fils Charles, âgé de huit ans. Celui-ci est enterré le lendemain dans le cimetière de la paroisse.
Le mur est tout à fait vicieux
Le mur est tout à fait vicieux
La clientèle de la boulangerie se raréfie. La dame Nezet, veuve Pananceau, incite les habitants du quartier à ne plus aller chez le sieur Chutaux qui a osé la traîner en justice, alors que c’est lui, le fautif. La mort dans l’âme, afin d’éviter la faillite, les boulangers comparaissent, le 10 janvier 1810, devant maîtres Le Guillou et Vallet et reconnaissent leurs torts:
Les Chutaux reconnaissant ici, de bonne foi, que leur mur dans sa partie orientale est tout à fait vicieux et couché sur celui de la dame Pananceau et ses enfants, et voulant mettre fin à la contestation, pour entretenir la bonne intelligence entre voisins, s’obligent à faire relever, à droit plomb, le béret oriental du mur costier nord de la maison, laissant autant de largeur à la venelle au bout d’en haut qu'elle en a au bout d’en bas.
lls s’engagent à parachever les travaux pour le 29 septembre prochain et à payer les frais de justice. Les réparations sont à peine terminées que le malheur frappe à nouveau la maison de la rue Sainte-Catherine. Le 22 septembre, Jean-François, treize ans, décède après quelques jours d’agonie. Il aidait son père au fournil. Le boulanger déclare au prêtre que son malheureux fils avait quinze ans.
Embauche d’un apprenti sans gages
Embauche d’un apprenti sans gages
Après avoir versé quelques larmes, le père se met en quête d’un nouveau commis. Les jeunes apprentis ne se bousculent pas pour travailler chez un fournier qui passe plus de temps au cabaret qu’au pétrin. Marie-Noëlle apprend que son neveu Jean-François, fils de sa sœur Marie-Hélène Le Roux, veuve Philippe, bouchère dans le quartier Toul-al-Laer, souhaite apprendre un métier. Dès le début octobre, il est embauché et, le 19 décembre, un contrat est signé devant notaire: [L'apprenti] demeurera trois ans consécutifs chez le dit Chutaux, il y sera nourri comme Chutaux et sa famille, il travaillera de son possible pour apprendre le métier de boulanger, mais il donnera le dit temps sans gage ni appointement. Il est convenu que, s’il quittait de chez Chutaux avant l’échéance de trois ans, Marie-Hélène Le Roux, sa mère, s’oblige à payer à Chutaux cent cinquante francs, pour apprentissage et pension de son fils.
Les deux bricoleurs
Les deux bricoleurs
Marie-Noëlle, enceinte pour la neuvième fois, est mal en point. Nicolas-Michel fils, trois ans, victime de diarrhées, se meurt, sans qu’on y prête vraiment attention. Il est enterré le 31 décembre et la mère, trop faible, ne peut pas assister aux obsèques. Le père est plus préoccupé par l’affaire qui oppose son ami Pierre Sourdin, boulanger rue Jean-Jacques Rousseau, au sieur Bernard Laviche, aubergiste, demeurant au 392, même rue. Après avoir loué la maison à Laviche, Sourdin, profitant une nuit de l’absence de son locataire, veut abattre des cloisons pour réparer la dite demeure. Mal lui en prend, car il provoque un effondrement. L’apprenti-bricoleur et son comparse ont tout juste le temps de fuir. Nicolas-Michel, l’acolyte, en tremble encore.
Sourdin, passible d’une contravention, est contraint de faire démolir la maison fissurée qui, d’après la mairie, présente un danger. Il doit, par exploit d’huissier, faire sommation au locataire de déguerpir dans trois jours pour tout délai et de vider entièrement de corps et de biens la maison qu'’il occupe.
L’aubergiste, ayant trouvé un autre logement, attaque son ancien propriétaire, lui réclamant huit cents franes pour perte considérable dans son activité. Le juge Jacquelot condamne Sourdin à la moitié. Le comparse Chutaux n’est pas inquiété pour ses exploits de démolisseur.
Le 27 janvier 1811, Nicolas-Michel, accompagné de François Cloarec, son commis, et de Julien Huiban, perruquier, déclare la naissance d’un neuvième garçon, Eugène-Yves-Marie. L’enfant est si chétif que le prêtre demande à monseigneur l Eveque l’autorisation de l’ondoyer. Sinon, il sera inhumé en terre non chrétienne hors du cimetière. Neuf jours plus tard, le petit être rejoint les anges. Des neuf enfants du couple, Pierre-Auguste est le seul survivant. Est-il conscient du poids qui pèse sur ses épaules ?
Une fille après neuf garçons
Une fille après neuf garçons
Le 3 juin 1812, la rue de la Révolution est en ébullition. Nicolas-Michel a transformé la boulangerie en cabaret. Il offre à boire à tous ceux qui viennent le féliciter. Après neuf garçons, sa femme a enfin accouché d’une fille. Assisté de ses deux témoins, Jean Le Berre, menuisier, et François Queffelec, sergent de police, le père va déclarer la naissance à l’hôtel de ville, situé désormais place Impériale.
Jean Le Berre, le parrain, et Marie-Michèle Le Roux, la marraine, tiennent le nouveau-né prénommé Marie-Noëlle sur les fonts baptismaux. Avec les parents, voisins, et amis, on boit jusqu’à plus soif dans une des tavernes accolées à la cathédrale Saint-Corentin. Les convives font tant de bruit qu’un autre buveur s’en prend au parrain. Le père parvient à arrêter la bagarre générale en offrant à boire à tous, et plus personne ne prête attention au nourrisson.
Instruite de ces comportements, l’Église réprouve en vain ces beuveries. Il arrive parfois que l’enfant soit oublié par la marraine ou qu’on le laisse choir. Nicolas-Michel et quelques compères continuent la fête jusqu’au petit matin chez Pierre Menereul, limonadier. Les clients se passeront de pain demain.
À son retour, quelque peu honteux de ses frasques, il ne monte pas s’excuser auprès de sa pauvre femme qui, à quarante-deux ans, est bien décidée à mettre un terme à ses grossesses répétées. Elle a risqué sa vie pour ses dix enfants et quelques inévitables fausses couches. Pendant de très longues heures, deux voisines ont veillé l’accouchée, reliée par un fil bien ténu à la vie. Marie-Noëlle a promis à Dieu que, si ses deux derniers enfants vivants passaient au travers des maladies, elle aiderait financièrement l’église de Guengat.
Maille à partir avec la justice
Maille à partir avec la justice
Encore faut-il que le commerce rapporte. La clientèle est plus rare, et les époux trichent régulièrement sur le poids du pain. Lorsque, le vendredi 11 septembre, vers dix heures du matin, le sieur Chevalier, commissaire de police, fait irruption dans l’échoppe des Chutaux, à l’effet de vérifier la bonne qualité et le bon poids du pain, les boulangers tremblent. À juste titre, car le commissaire trouve plus de Vingt pains qui ne font pas le poids. Ainsi la miche de seigle de huit kilos n’en fait que six et celle de cinq kilos affiche sur la balance quatre kilos et cinq cents grammes. Chutaux et femme déclarent qu’ils ne peuvent faire autrement pour trouver du bénéfice. Le juge Jacquelot condamne Chutaux à une amende de trois francs, à la confiscation des pains et aux dépens.
Le magistrat retrouve Chutaux le 2 juillet 1813. Yves-Marie Le Bris, menuisier à Quimper, porte plainte contre lui pour non-paiement de quatre croisées faites sur mesure. La facture s’élève à soixante-douze francs. D’après le boulanger, une seule croisée aurait été posée au deuxième étage. Chutaux dit qu’il n’a commandé que deux croisées, une pour chaque étage, et que le menuisier a doublé la commande. Il a fallu en plus rogner deux lignes de carreaux pour les ajuster aux nouvelles. Les deux plaignants restent sur leurs positions, et Le Bris clame que Chutaux veut lui intenter une mauvaise chicane. Le juge décerne acte aux parties de la nomination de deux experts.
Le couple Chutaux a pris un abonnement au tribunal! Le 22 septembre de la même année, les époux se retrouvent devant le commissaire Chevalier pour une affaire bien plus sérieuse. Thérèse Teurtroir, veuve Le Lander, demeurant aussi rue Sainte-Catherine, leur est opposée. Entre deux gémissements, elle raconte la mésaventure qui lui est arrivée le mercredi précédent. En compagnie de cinq voisines, vers les quatre heures du soir, alors qu’elles discutent, un particulier ensanglanté sort de chez Nicolas-Michel Chutaux, boulanger. Thérèse Teurtroir s’écrie que c’est une horreur de traiter ainsi un homme.
Chutaux sort de sa boutique et, s'avançant vers elle, lui répond par des propos grossiers, injurieux et malhonnêtes, lui rappelant qu’elle avait dû avoir empoisonné son défunt mari.
La femme Teurtroir lui demande s°il peut prouver une telle accusation. Elle reçoit, en plein visage, l’eau d’un seau que la femme Chutaux tient dans la main. De rage, la veuve saisit un pain qu’elle jette par terre. Chutaux lui donne un soufflet et deux coups de pied. La boulangère lui jette encore de l’eau d’une terrine. C’est l’effervescence dans la rue. Folle de rage, l’agressée saisit le sabot d’un enfant et le jette dans la boutique.
Nous, juge de paix, après avoir entendu les témoins, considérant qu'’il est constant que le sieur Chutaux a injurié et frappé Thérèse Teurtroir, considérant que les voies de fait sont défendues par la loi, et que les injures, dont le dit Chutaux a gratifié la veuve, sont punissables parce qu'elles sont scandaleuses, attentatoires à la réputation, et troublent la tranquillité publique, considérant qu'’il est aussi constant que la femme Chutaux a jeté de l’eau, condamne le dit Chutaux à l'amende de cinq francs, à trois jours d'arrestation et la femme Chutaux à cing francs, et aux dépens, leur faisant défense de récidiver.
Le condamné est conduit à la maison d’arrêt, où il doit se contenter d’un hamac et d’une couverture pendant trois jours. Malgré la honte, il est soulagé que personne ne lui ait demandé pourquoi un homme est sorti ensanglanté de chez lui. Est-ce ainsi que l’on traite la clientèle ? Ce n’était pas un client, mais un compère de jeu qui prétendait que lc boulanger lui devait de l’argent. Le ton est vite monté, et l’individu se faisant menaçant, le couple Chutaux s’est acharné sur lui. Il a fui après s’être blessé en se heurtant la tête sur le comptoir. Pierre-Auguste, quatre ans, témoin de la scène, a été terrorisé.
À peine sorti de prison, Nicolas-Michel cherche querelle aux voisins de son appentis, situé rue Sainte-Thérèse. Les sieurs Constantin Canet, marchand, et Jean-Baptiste Dajoux, perruquier, construisent un magasin voisin de la propriété Chutto (sic). Il est convenu qu’ils doivent installer une gouttière à leurs frais. Lors des travaux, les ouvriers occasionnent des dégradations à la toiture Chutto.
Ceux-ci éprouvent un tort notable du défaut de réparation. Leurs bois de chauffage pour l’approvisionnement de leur four se pourrissent. Les bois de charpente et les chevrons sont endommagés depuis plus d’un mois par les pluies continuelles.
Après avoir nommé des experts et entendu leurs conclusions, les juges du tribunal civil condamnent les défendeurs, les sieurs Canet et Dajoux, à construire une nouvelle gouttière en bois, de sept mètres, à faire réparer les dégâts occasionnés, à trente francs de dommages et intérêts et aux dépens qui s’élèvent à trois cent soixante-douze francs.
Le marchand-boulanger a la réputation d’être chicaneur, violent et de mauvaise foi. Il se laisse aussi facilement abuser par les mauvais payeurs. Alexandre Baude, aubergiste de la rue Neuve, tarde à s’acquitter de sa dette de quarante-six francs, pour livraison de pain, depuis le mois de février jusqu’à ce jour, 23 septembre 1814. Baude est condamné à payer cette somme plus les dépens, mais il obtient qu’un délai de dix jours lui soit accordé.
Vent de fronde à Guengat
Vent de fronde à Guengat
Marie-Noëlle en a assez de tous ces tracas judiciaires, des honoraires d’avoués et d’avocats. L’impact sur la clientèle est désastreux. Elle a hâte de trouver un locataire pour la boutique et d’aller habiter Guengat. Début 1815, un vent de fronde souffle sur cette commune. Dans un courrier adressé au comte de Saint-Luc, préfet du Finistère, le desservant et plusieurs notables se plaignent de l’attitude scandaleuse du maire, Jérôme Le Floch. Il envoie dans tous les foyers des gens d’armes avec des rôles de contributions non autorisés. Beaucoup payent avant de s’apercevoir que le maire usurpe ses droits. Les signataires demandent au préfet de rendre la justice à la plus malheureuse des communes. Is implorent la destitution du maire comme ivrogne et tout à fait incapable de gérer l’administration. Que peut l’adjoint, Guillaume Le Quéau, contre un maire et un secrétaire aussi impudents qui ont mis le comble à leur malheur. Le comte de Saint-Luc suspend le notable indélicat.
À Paris, c’est le branle-bas de combat et on se soucie bien peu du maire, fût-il malhonnête, d’une si petite commune. Napoléon est revenu de l’île d’Elbe. Sitôt que le ministre de l’Intérieur de Louis XVIII a fui à l’étranger, Lazare Carnot est nommé par l’Empereur. Il appose négligemment son paraphe sur l’ordre de destitution de ce triste individu dont la conduite mérite un châtiment exemplaire. Mais le préfet, confiant la maison au doyen des conseillers de préfecture, s’est prudemment retiré au château du Bot à Quimerc’h, dès le 25 mars. Il ne connaîtra pas la fin de l’histoire.
Cent jours après, c’est Waterloo, et Nicolas-Michel, qui a souvent retourné sa veste et adopté les idées du dernier qui s’exprime, regrette la chute du petit caporal. Les nouvelles n’arrivent pas vite au fin fond de la Bretagne, mais il s’est fait des amis à la préfecture, située dans l’ancien hôpital Sainte-Catherine, à deux pas de son échoppe.
Les boulangers sont-ils des affameurs?
Les boulangers sont-ils des affameurs?
La France du bon gros Louis XVIII est bien tatillonne et les règlements pleuvent. Déjà, sous l’Empire, le préfet a pris un arrêté contraignant. Les boulangers ne peuvent quitter leur étal que deux mois après en avoir averti la police. Sinon ils risquent d’être condamnés à une peine de prison et un agent préposé par la préfecture continuera à vendre leurs fournitures à leurs frais. Le secrétaire d’État a heureusement déclaré le décret inapplicable.
Quant au maire, il a ordonné que les tas de bois destinés à l’alimentation du fournil soient distants de trente mètres minimum des habitations. Nicolas-Michel respecte cette disposition en entreposant son bois dans l’appentis de la rue Sainte-Thérèse.
En 1816, les boulangers se rebellent. Ils ne veulent plus se plier à la taxation. Le gouvernement les accuse de tous les maux de la terre et veut les faire passer pour des affameurs. Ils ont interdiction de garder du pain en réserve et toute leur production doit être exposée. Le boulanger est tenu d’avoir une empreinte particulière sur chaque pain de sa fabrication. Nicolas-Michel Chutaux appose ses initiales: N.C. Comme ses collègues, il est excédé par une réglementation tatillonne.
L’'administration ne se laisse pas intimider et riposte en enquêtant chez quatorze boulangers. Ils seront poursuivis si le pain est plus cher et ne fait pas le poids. Nicolas-Michel, boulanger de troisième classe, doit entreposer en permanence trois cents kilos de farine. Depuis un décret de 1803, le maire ne délivre l’autorisation de s’installer que si le boulanger est de bonne vie et de bonnes mœurs.
Marie-Noëlle connaît les faiblesses de son mari et lui fait peur. Il doit chercher un successeur avant que la réglementation ne devienne encore plus drastique et n’effraie un éventuel acquéreur. Peu à peu, usé par ce travail éreintant et par ses errances, il se laisse convaincre. À quarante-huit ans, c’est déjà un vieil homme.
La ville est ruinée
La ville est ruinée
La situation économique de Quimper n’est plus aussi florissante que pendant le conflit franco-anglais. Le port de Brest étant inaccessible, en raison de la présence au large des bateaux britanniques, une intense activité s’était emparée de Quimper. Les marchandises y arrivaient avant d’être acheminées vers Brest par Châteaulin. Mais avec la paix, la ville est redevenue bien calme. Les droits d’octroi ont fondu, de nombreux étrangers sont partis, et le conseil municipal estime en août 1816 que la ville est ruinée. Il est temps pour les époux Chutaux d’aller chercher fortune ailleurs.
Kerandéréat est affermé
Kerandéréat est affermé
Ils ont affermé, deux ans auparavant, leurs terres de Kerandéréat, pour un montant annuel de quatre cent cinquante francs, à Jean-Marie Pennanech et Marie Celton, sa femme. À la demande de dame Chutaux, maître Le Bescond, notaire royal, a tout prévu. Entre autres obligations, toutes plus astreignantes les unes que les autres, les preneurs doivent faire chaque annee douze trous et y planter des plants fournis par les bailleurs.
Au 29 septembre 1815, les époux Pennanech ont déjà quitté les lieux. Faute de pouvoir payer le fermage depuis Pâques, ils ont été remplacés par Jean Le Doaré de Plonevez-Porzay. Les bailleurs ont baissé le prix à quatre cent vingt francs pour les deux premières années, mais les conditions sont encore plus draconiennes.
Chutaux et femme condamnés
Chutaux et femme condamnés
Marie-Noëlle est la trésorière du couple. Elle cherche sans cesse à amasser quelque pécule. Une des pièces du premier étage de leur maison étant inoccupée, elle la loue, le 1er janvier 1817, à des journaliers. Yves Férec et Marguerite Ligeour, sa femme, sont à peine installés que les Chutaux décident de rétablir des carreaux de vitres manquants. Pour ce faire, ils somment verbalement les locataires de quitter la pièce sous deux ou trois jours. Ils veulent leur imposer, pendant les travaux, la location d’un petit cabinet voisin pour un loyer supplémentaire, payable de suite.
[Que] pour sûreté, Chutaux et femme, s’emparèrent d'une couverture de laine de dessus le lit des Férec, qu’étant entrée dans leur appartement à diverses reprises, la femme Chutaux poussa sa colère au point de vouloir frapper la dite Marguerite Ligeour, et que voulant mettre dehors les effets des Férec, la femme Chutaux rompit de la vaisselle. En conséquence, les époux Férec demandent que les Chutaux soient condamnés à restituer la couverture et le bois de lit tout neuf que les Chutaux se sont appropriés. Les époux Férec doivent le loyer, mais seulement à la saint Michel prochaine. 1Is demandent quarante francs pour valeur des effets soustraits et dix francs pour la vaisselle rompue.
Devant François Joseph Chauvel, juge, les Chutaux reconnaissent les faits, sauf le bris de vaisselle. Le juge, considérant que nul ne peut, ni ne doit se faire justice par ses mains, condamne le couple à payer quarante francs ou à restituer les objets.
Préparatifs de départ pour la campagne
Préparatifs de départ pour la campagne
À Guengat, Jean Le Doaré est bien loin d’imaginer les pratiques de ses propriétaires. Veuf, il ne parvient pas à tenir correctement la ferme et à élever ses enfants. Si une veuve parvient à diriger une exploitation, un homme seul éprouve les pires difficultés. Le Doaré renonce et donne son congé pour Pâques 1817. Marie-Noëlle profite de cette vacance pour convaincre son mari de quitter Quimper. Le 10 mai, devant maître Le Hars, les boulangers afferment à Vincent-Marie Hélias et Marie-Jeanne Nicot, son épouse, l’immeuble de deux étages, au 443 de la rue Sainte-Catherine, y compris le four, la cour et la crèche derrière, ainsi que l’appentis situé rue Sainte-Thérèse ou rue du Champ de Bataille pour la somme de trois cents francs à l’année.
Pierre-Auguste, neuf ans, et sa sœur Marie-Noëlle, cinq ans, quittent la ville à regret. Pour la dernière fois, le jeune garçon va chercher de l’eau à la fontaine au bas du mont-Frugy, place du Champ de Bataille. Comme à son habitude, il musarde avec quelques chenapans sur la cale du quai, devant la préfecture. Depuis que sa mère l’a autorisé à jouer près de la rivière, il y a attrapé beaucoup d’anguilles. Non loin, les blanchisseuses manient le battoir en cadence sur la pierre et caquètent si bruyamment que les employés de la préfecture en sont importunés.
En 1810, le maire a interdit de se baigner dans une tenue indécente, suite à la plainte de l’évêque, voisin du quai. Afin que les yeux de monseigneur ne soient plus choqués, il est interdit de nager à moins d’un quart de lieue de la ville. Pierre-Auguste a bien vite oublié l’arrêté municipal et sa mère a dû se fâcher à plusieurs reprises.
Avant de quitter la maison, sa sœur, plus réservée, joue pour la dernière fois à la marchande derrière le comptoir de la boulangerie. Elle n’a jamais eu la permission de s’approcher de la rivière. Trop d’enfants, livrés à eux-mêmes, se sont noyés dans l’Odet.
Le chemin est en mauvais état
Le chemin est en mauvais état
L’ami Pierre Menereul a proposé ses services pour les conduire jusqu’à leur nouvelle habitation. Le voyage en charrette est long jusqu’à Guengat. Le chemin est en mauvais état et les cahots sont si fréquents que la petite est malade. Ces espaces sauvages cffraient Pierre-Auguste. En revanche, il est émerveillé, à deux grandes lieues de Quimper, par un ensemble de bâtiments de ferme qui semblent prospères et qui sont dominés par une vieille tour ronde; c’est le château ou manoir de Saint-Alouarn. Il y a un an, y est née Marie-Catherine, fille de Louis Le Friant, maître des lieux, et de Marie-Françoise Le Guern. Qui pourrait se douter de l’importance qu’elle va avoir dans ce récit ?
Dans le bourg, nos voyageurs passent devant la vieille église et son pittoresque calvaire, et arrivent enfin à la nuit tombée à Kerandéréat. Les deux domestiques engagés par les précédents propriétaires aident Marie-Noëlle les premiers mois. Nicolas-Michel, très fatigué, quitte peu la ferme et laisse sa femme s’occuper de tout. Elle va elle-même au marché de Quimper avec un domestique pour vendre ses récoltes et acheter ou vendre des bêtes. Assidue à la messe le dimanche avec ses deux enfants, elle se lie avec quelques paroissiens.
Pierre-Auguste suit en hiver les cours et le catéchisme du recteur. Sa mère lui apprend à lire et à écrire. Ses progrès sont rapides, et il n’est guère apprécié par ses petits camarades qui ne parlent que le breton. Ils se méfient de l’étranger qui prononce des mots dans une langue incompréhensible. À la belle saison, il aide aux travaux de la ferme pendant que sa sœur garde les bêtes. Mais les deux enfants regrettent l’animation et les senteurs si caractéristiques de la ville.
Marie-Noëlle frappe à l’estomac la femme Hélias
Marie-Noëlle frappe à l’estomac la femme Hélias
Vincent Hélias, locataire de la rue Sainte-Catherine, est un mauvais payeur. Marie-Noëlle, lasse de devoir quémander à plusieurs reprises le paiement du terme, donne son congé au boulanger. Le déménagement étant programmé le 30 septembre 1819, le couple Chutaux vient s’assurer de l’état des lieux. La femme Nicot, épouse Hélias, le prend fort mal, le ton monte rapidement et les clients assistent à un déferlement de violences verbales et physiques.
Sans provocation, ni violence de la part de la femme Hélias, la femme Chuteau, après avoir vomi des injures, la frappe à l’estomac et Chuteau, loin de s’opposer aux violences de sa femme, les aggrave en portant à la malheureuse un coup de main qui manque de la renverser.
Elle est enceinte de plusieurs mois et porte un autre enfant sur son bras. À l’audience du tribunal correctionnel du 21 octobre, maître Moallic, avocat des plaignants, demande la condamnation des propriétaires irascibles à des dommages et intérêts s’élevant à deux cents francs. Les témoins unanimes corroborent les faits à la barre. Le plus jeune a onze ans. Le plus âgé, Marie-Françoise Colliquot, mendiante, est une veuve toute fringante de cent quatre ans! Le procureur royal réclame la condamnation de la dame Chuteau à quinze jours de prison. Maître Poulizac, avocat des prévenus, demande leur relaxe. Le tribunal de Quimper renvoie le sieur Chuteau hors d’assignation et déclare: Attendu que les motifs d’intérêt qu’avait la femme Chuteau de s'assurer des réparations de sa maison ne l'autorisaient nullement à exercer des violences, mais sont cependant un motif atténuant dans la cause…en conséquence, déclare Marie-Noëlle Le Roux coupable ... et la condamne à la peine de huit jours d'emprisonnement, à payer aux demandeurs, à titre de dommages et intérêts, la somme de vingt-cinq francs et aux frais.
Les conditions de détention sont extrêmement pénibles. À Mesgloaguen, dans l’ancien couvent — Saint-Antoine transformé en prison à la Révolution, la prisonnière partage le quartier des femmes avec de nombreuses vagabondes et prostituées qui échouent là au dernier stade des maladies vénériennes. Sa peine purgée, la condamnée rentre à la nuit tombée à Guengat et reste cloîtrée plusieurs jours. Elle peine à se débarrasser de la vermine attrapée sur sa couche. Nicolas-Michel prétexte un grand chagrin pour le noyer dans l’alcool. Mais il faut bien vite se mettre en quête d’un nouvel occupant pour la rue Sainte-Catherine.
Nouveaux déboires rue Sainte-Catherine
Nouveaux déboires rue Sainte-Catherine
Les Hélias ayant fait fuir la clientèle, aucun boulanger ne veut reprendre la boutique. Ce n’est qu’en avril 1821, que Georges Thébault, boulanger à Rennes prend à ferme les lieux, pour trois cents francs annuels. Les bailleurs font noter qu’ils gardent, pour leur usage personnel, un lit dans la chambre du deuxième étage, sur le devant, ainsi que le grenier, au dessus. Ils laissent à disposition une commode avec marbre et une glace de cinquante-sept centimètres de hauteur et de quarante-trois centimètres de largeur.
Le nouvel occupant n’attire pas une clientèle suffisante. Dès le 29 septembre 1822, il dénonce son bail et quitte les lieux sans rendre les clefs. Les Chutaux ne peuvent plus rentrer chez eux. Ils attendent plus d’un an une hypothétique remise, et requièrent le juge de paix en désespoir de cause. Le 7 octobre 1823, le juge et le greffier se transportent rue Sainte-Catherine, accompagnés du requérant et sont devant la maison.
L'avons trouvée fermée et y avons frappé à plusieurs reprises, Ppersonne ne nous ayant répondu, attendu que la maison est abandonnée et ayant interpellé le sieur Boustouler, voisin, s’il n'avait point les clefs que Thébault pouvait lui avoir remises…Ordonnons que la porte soit ouverte par Noël Léon, serrurier place au Beurre, pour que le dit Chutaux puisse jouir de sa maison.
Une fois la porte ouverte, Pierre Mary, autre boulanger, reconnaît un pétrin qui lui appartient. Dans la chambre du deuxième étage, les Chutaux retrouvent une table à dossier de marbre, un bois de lit, de la vaisselle et une glace.
Décès de Nicolas-Michel
Décès de Nicolas-Michel
Ce sera la dernière visite de Nicolas-Michel à Quimper. Le lundi 10 avril 1826, il décède à l’âge de cinquante-sept ans. Usé par un métier éreintant et une intempérance suicidaire, il a, depuis un an, perdu l’usage de ses membres inférieurs. Sa femme n’est pas très affectée par la disparition de celui qu’elle n’a aimé que brièvement. Elle ne vit que pour les deux enfants que Dieu lui a laissés.
Marie-Noëlle sent elle-même ses forces décliner et veut absolument marier son fils avant de partir pour le grand voyage. À cinquante-huit ans, le temps presse. Il lui faut une belle-fille pour la seconder et bientôt la remplacer à la ferme. Elle présente à Pierre-Auguste la fille des anciens propriétaires de Kerandéréat, les Le Cornec, qui habitent la ferme de Kéranguily en Plogonnec. Leur fils Claude est un ami de Pierre-Auguste. Mais, à dix-neuf ans, ce dernier s’estime bien trop jeune pour épouser Marie-Louise, une vieille de vingt-sept printemps.
Sa mère estime que la jeune femme serait une parfaite épouse pour son aîné. Peu importe son âge, ce qui compte, c’est la dot. Assistée d’un bazhvalan, le tailleur d’habits Jean Floch, elle rencontre à plusieurs reprises le couple Le Cornec. Elle demande trois mille francs de dot, et quelques meubles. Se croit-elle à la foire de Quimper en train de vendre une vache ? Devant le refus gêné de ses hôtes, elle tente de marchander à deux mille cinq cents francs. Mais Jean et Marie-Magdeleine Le Cornec ont sept enfants, dont trois mineurs, et ne peuvent constituer à leur fille qu’une dot de mille huit cents francs, dont trois cents payables seulement dans les deux ans. À cet_effet, ils doivent hypothéquer la maison et les terres de Keranguily.
La vieille mère finit par céder. Elle aurait préféré un riche mariage pour ce fils qu’elle voit promis à un bel avenir. Il est convenu qu’elle paiera annuellement au futur couple la somme de quatre-vingt-dix francs pour leurs peines et soins à aider à son ménage. Elle s'engage à les blanchir, nourrir et entretenir en hardes et chaussures tant pour l’ordinaire que pour les dimanches, en santé comme en maladie, et même les enfants qui pourraient naître de leur union.
Pierre-Auguste se marie
Pierre-Auguste se marie
Maître Piriou, notaire royal à la résidence de Pouldavid, se déplace à Kéranguily pour faire signer aux deux parties le contrat de mariage. Pierre-Auguste n’a pas eu son mot à dire. Il en est frustré et appréhende de passer sa vie avec cette femme qu’il connaît si peu.
Le desservant de Guengat, Jean-François Le Baill, prend leur mutuel consentement le mardi 27 novembre en présence de Charles Nédélec, maire, du boulanger Pavoine, nouveau locataire de la rue Sainte-Catherine, et de Pierre Sourdin, subrogé-tuteur et parrain de Pierre-Auguste.
Mariage Pierre-Auguste-Marie Chuto et Marie-Louise Le Cornec
Mariage Pierre-Auguste-Marie Chuto et Marie-Louise Le Cornec
La fête dure jusqu’au jeudi à Kerandéréat. Des draps, où ont été accrochés des rubans, ornent les murs de la grange. De nombreux convives font honneur à la table. Pour que son fils réussisse son entrée dans la vie, Marie-Noëlle n’a pas lésiné sur la dépense. Les plats sont tellement nombreux qu’il faut faire une pause après le service du rôti. C’est le plat de prestige de la fête. Il est porté par un cortège d’amis du marié, avec, à leur tête, Claude Le Goaer, témoin à la mairie.
Chaque convive profite pleinement de la fête offerte, car c’est le dernier mariage de l’année à Guengat. Décembre est le mois de l’Avent, réputé temps de pénitence, et il serait très mal venu de s’unir à cette période. Si le mardi est le jour préféré pour dire oui à sa belle, c’est parce qu’il est hors de question que la noce se déroule jusqu’au vendredi, jour de l’agonie du Christ et jour de jeûne.
L’héritier n’est pas conçu le premier soir. Suivant la coutume, Marie-Louise couche seule sous la garde de matrones, et offre cette nuit à Marie. La deuxième est consacrée à saint Joseph.
Pierre vivra longtemps
Pierre vivra longtemps
Les gardiennes n’ont pas été embauchées à vie, car Pierre naît le 13 septembre de l’année suivante. Le père ayant donné à son fils son prénom, décide de se faire désormais appeler Auguste. Il a demandé à sa mère d’embaucher à la ferme le frère de Marie-Louise, son ami Claude Le Cornec. Celui-ci déclare l’enfant à la mairie avec Jean Seznec, grand-père maternel qui sera aussi parrain le lendemain à l’église. Marie-Noëlle, la grand-mère paternelle, est heureuse d’être la marraine de son premier petit-enfant.
Marie-Louise sollicite l’aide de la fontaine Saint-Divy contre le mauvais sort qui pourrait s’abattre sur Pierre. Le vêtement de l’enfant, qu’elle trempe dans l’eau, flotte par la volonté divine. Pierre vivra longtemps. Le père est incrédule, mais n’ose se moquer, car il y a danger à aller contre la croyance populaire.
Auguste tire le n°103
Auguste tire le n°103
Le mardi 31 mars 1829, Auguste (puisque c’est ainsi qu’il faut l’appeler désormais) entend la messe au bourg et se rend à pied à Douarnenez, chef-lieu de canton, avec les neuf conscrits de la classe 1828. Ils espèrent tirer un numéro qui les dispensera de partir six années à l’armée. Leurs bras nourrissent plusieurs générations vivant sous le même toit, et ce sera le drame s’ils sont déclarés bons pour le service.
Is ont chacun une bonne raison pour passer à travers: l’un à un défaut de taille, l’autre des plaies aux jambes, Yves est fils aîné de veuve, Jean, fils d’un père septuagénaire. Qui n’a pas sa petite hernie ou quelque malformation congénitale? Sur les neuf jeunes gens, seuls deux savent lire et écrire.
Auguste tire le numéro 103. Dès le numéro 60, on n’enrôle plus. Fils aîné de veuve, il aurait, de toute façon, obtenu son ajournement. D’autres conscrits de paroisses voisines n’ont pas eu cette chance, mais leur virilité est sauve, et ils offrent à boire à l’auberge aux pauvres malheureux réformés. Tard dans la nuit, les moins éméchés soutiennent les autres lors du pénible retour au bercail.
Les distractions sont les bienvenues
Les distractions sont les bienvenues
Le reste du temps, les occasions de s’amuser sont rares, et Auguste s’ennuie. Marie-Louise, de santé précaire depuis la naissance de Pierre, ne peut beaucoup aider à la ferme. Son époux cherche tous les prétextes pour se rendre au bourg.
Il est témoin de sa sœur, Marie-Noëlle, lorsqu’elle se marie le mardi 25 janvier 1831 avec Jean-Marie Kéramoal de la ferme de Kergabin en Plonéis. L’époux, trente ans, est fort satisfait de s’unir à cette jeunette de dix-huit ans qu’il a rencontrée au mariage d’Auguste. Elle lui apporte une dot de mille neuf cent cinfi[uante francs, constituée sur la succession de son défunt père.
Un nouveau maire les marie. Charles Nédélec a démissionné pour d’obscures raisons et a demandé au préfet de nommer Jean-Louis Le Quéau. Mais le choix se porte sur un homme plus influent, propriétaire à Saint-Alouarn: Allain Jugeau. Pour remplacer deux conseillers décédés, ce dernier propose des noms, dont celui d’Auguste Chuto.
Mais le bouillant jeune homme devra attendre. La même année, il est élu, au suffrage universel, sergent de la garde nationale. L’institution créée sous la Révolution, dissoute par Louis XVIII, a été réorganisée par Louis-Philippe en 1831. À Paris, cette garde cst appelée pour rétablir l’ordre. À Guengat, le poste est honorifique. Louis Le Friant, châtelain de Saint-Alouarn, est aussi élu sergent.
Des hommes jurent à l’église
Des hommes jurent à l’église
C’est l’effervescence au bourg, ce mardi 18 octobre. Des hommes jurent à l’église, mais en tout bien tout honneur. Pour la première fois depuis la Révolution, les électeurs doivent désigner les nouveaux conseillers municipaux. Devant quatre scrutateurs, chacun, avant de voter, doit prêter serment: Je jure fidélité au roi des Français, à la France, à la charte constitutionnelle et aux lois du Royaume. Allain Jugeau, avec quarante-deux suffrages, fait le plein des voix, Claude Philippe en recueille seulement trente-et-un, mais le maire estime qu’il est le plus capable de remplir les fonctions d'adjoint. Louis Le Friant passe au second tour.
La grossesse de Marie-Louise se passe mal
La grossesse de Marie-Louise se passe mal
Marie-Noëlle se soucie bien peu de politique. Elle est heureuse d’avoir marié ses deux enfants et d’être bientôt de nouveau grand-mère. Hélas! Le 7 novembre, Marie-Louise fait une fausse couche et décède quelques heures plus tard d’une fièvre puerpérale.
Auguste, désemparé, se rend au bourg pour déclarer le décès. Pour se donner du courage, il fait une halte chez l’aubergiste Jean Taridec et y noie sa peine. Après quelques verres, il lui est impossible d’aller à la mairie. Deux habitués de l’estaminet, Jacques Le Quéau et Jean Cosmao, tisserands à Guengat, se proposent pour faire la déclaration devant Allain Jugeau, officier d’état civil.
Auguste se doit de convoquer à l’amiable le conseil de famille qui a pour mission de se préoccuper de l’avenir de son fils Pierre. Après avoir écouté les parties, le juge de paix de Douarnenez entérine la décision: le grand-père, Jean Le Cornec, est désigné subrogé-tuteur. Il jure par serment de s’acquitter fidèlement de cette tâche. L’enfant est confié à sa tante, Marie-Noëlle, à Plonéis. La grand-mère n’est plus capable de s’en occuper et Auguste reste seul avec elle.
Il est fier de figurer sur la liste électorale à la vingt-neuvième place. À cette époque, seuls les hommes payant le cens peuvent voter. Louis Le Friant est le deuxième contribuable plus imposé de la commune.
Intimité de Marie-Louise au grand jour
Intimité de Marie-Louise au grand jour
Suivant l’usage, l’inventaire après décès de Marie-Louise Le Cornec est fait le 5 janvier 1832. L’armoire à deux battants apportée par la défunte, lors de son mariage, est remplie de hardes. Ses habits de noce y trônent en bonne place. Le pourpoint et la jupe de drap bleu sont estimés à soixante francs par Jean Cosmao, l’homme à tout faire de la commune. La fastidieuse énumération dure six heures. Maître Damey dénombre, entre autres, neuf jupes, treize pourpoints, vingt-trois chemises, quatorze tabliers et soixante-dix-sept coiffes. Auguste est étonné, car sa femme portait toujours les mêmes habits. Le notaire royal trouve, dans la poche d’une capote noire, neuf pièces de monnaie pour une valeur de cinquante-deux francs.
Quelques curieux assistent au spectacle et les remarques parfois désobligeantes fusent. L’intimité de la défunte est ainsi étalée au grand jour et personne ne trouve rien à y redire.
En incluant les mille huit cents francs dus par la veuve Chutaux pour la dot au profit de la défunte, le montant de l’inventaire se chiffre à trois mille soixante-dix-neuf francs. Les hardes iront au fils mineur. Pierre, âgé de trois ans, ne peut encore exprimer sa gratitude devant ces trois cent soixante-et-un francs d’habits féminins!
Rapports tendus entre Auguste et sa mère
Rapports tendus entre Auguste et sa mère
Les rapports entre Auguste et sa mère se sont tendus depuis qu’ils sont seuls à Kerandéréat. IIs couchent dans la cuisine, seule pièce où l’âtre procure un peu de chaleur. Le fils est persuadé que sa mère a caché un magot et qu’elle pourrait l’aider à agrandir la ferme en lui prêtant de la monnaie sonnante et trébuchante pour acheter des champs mitoyens et d’autres bêtes. Il ne peut se contenter de deux juments, quatre bœufs, quatre bouvillons, quatre vaches, deux génisses, trois veaux et deux pourceaux. Les voisins désapprouvent ses velléités. La ferme est assez grande. Pourquoi aller à l’encontre des anciens et modifier leur façon de faire?
Marie-Noëlle ne veut rien entendre. Auguste fouille toute la maison, les quatre armoires, met sens dessus dessous les soixante-dix-sept draps. Les injures fusent devant les deux domestiques. La vieille femme a le cœur fatigué. Lasse de cohabiter avec cet ingrat qui est pourtant son préféré, elle décide de repartir rue Sainte-Catherine. Les Pavoine ont succédé aux anciens locataires, mais un lit lui est réservé au deuxième étage. Elle refuse d’aller habiter chez sa fille à Plonéis, estimant son gendre trop autoritaire.
Faut-il démolir l’ancienne église?
Faut-il démolir l’ancienne église?
Quand elle décide de partir en mars 1832, Auguste ne tente pas de la retenir. Elle se rend une dernière fois à la vieille église Saint-Fiacre qui tombe en ruines. Le toit est en si mauvais état que même les statues s’enrhument. Le gisant des seigneurs de Saint-Alouarn a les pieds dans l’eau. Dès 1822, le maire Charles Nédélec a adressé à l’administration un état des réparations à faire. La caisse de la fabrique est vide depuis que la commune a été privée de desservant. Le secours de trois cents francs accordé en 1824 n’est pas suffisant. Marie Noëlle, conformément au vœu fait à la naissance de sa fille, a apporté quelques subsides. En 1832, un architecte établit un projet de rétablissement général de la charpente et de la toiture. Même en récupérant quelques vieilles ardoises, la dépense s’élève à sept mille deux cent dix-huit francs. Le maire estime qu’il est plus avantageux pour la commune de construire un nouveau bâtiment que de réparer l’ancien. Il y a danger pour mes administrés à se fier à la solidité de notre église. La commune et la fabrique n’ont pas de moyens. Il faut rembourser l’acquisition du presbytère acheté il y a quelques années. Les quatre à cinq cents francs qui peuvent être libérés chaque année sont nettement insuffisants.
Le choléra-morbus arrive en diligence
Le choléra-morbus arrive en diligence
À Quimper, le 13 mai, un maître de manœuvre qui vient d’Alger et se dirige vers Brest, descend de la diligence, place Saint-Corentin. C’est la panique le lendemain, quand l’hôtelier du Lion d’or découvre l’état de son client. Par ordre du maire, il est emmené à travers les marchés encombrés de la ville jusqu’à l’hospice où il décède. L’épidémie de choléra-morbus vient d’atteindre Quimper.
Marie-Noëlle, proie facile, se calfeutre dans sa chambre de la rue Sainte-Catherine. Elle ressent ou croit ressentir les premiers signes de la maladie: une grande fatigue, des nausées, une froideur de tout le corps et des crampes des membres inférieurs. Le desservant de la paroisse menace, tempête en chaire. Dans son sermon, il prévient: Le choléra est un missionnaire que Dieu nous envoie pour nous prêcher son enseignement. La peur est telle chez les Quimpérois que le châtiment supposé de Dieu réveille la foi dans les cœurs les plus endurcis. On se réfugie dans les églises au risque d’accroître la contagion. En raison de l’absence totale d’hygiène, de l’insalubrité des logements, de la contamination des puits et des fontaines publiques par l’infiltration dans le sol des déjections des malades, deux cents Quimpérois succombent dans d’horribles souffrances. Marie-Noëlle prend peur quand elle assiste à l’agonie de sa sœur Marie-Hélène, contaminée à son tour, et qui meurt le 2 septembre à l’hospice. En fin d’année, elle convoque le notaire pour lui dicter son testament. Dans la vue de la mort, elle désire maintenir l’union entre ses deux enfants et éviter les frais de partage de ses biens.
Auguste hérite de tous ses biens. En contrepartie il servira à sa sœur une rente annuelle de deux cent vingt-cinq francs. Pour extinction de la dite rente, les enfants nés ou à naître pourront exiger de leur oncle quatre mille cinq cents francs. Auguste devra payer tous les frais: médecins, frais funéraires, droits de mutation. À sa fille, elle donne tous ses effets et sa tabatière d’argent. Maître Guignard conclut: La dame Chutaux a dit bien comprendre le tout et persévérer comme exprimant bien sa volonté Quelques jours après, elle cst admise à l’hôpital. Pour son cœur chancelant, Le gant de Notre-Dame ne suffit plus.
Auguste est enfin le patron
Auguste est enfin le patron
À Guengat, les deux beaux-frères, Auguste Chuto et Jean-Marie Kermoal, partagent les biens qui ont appartenu de son vivant à Nicolas-Michel. Le notaire Damey ne sait plus trop quand est mort le boulanger et écrit sur l’acte du 12 juillet 1832: décédé depuis quelques années. Tout est inventorié à Kerandéréat, sans oublier les quelques escabeaux estimés à un franc, trois mauvais bois de lit, un ribot avec son battoir, pour la même somme. Avec les deux charrettes, les hectolitres de bleds secs, et les animaux, le total s’élève à deux mille cent neuf francs. La moitié appartenait au défunt. En rajoutant ses parts sur la ferme, les dépendances au bourg et la maison rue Sainte-Catherine, on arrive à la somme de sept mille cinq cents francs. Les Kermoal déclarent vendre leurs droits et prétentions à Auguste pour trois mille sept cent cinquante francs moins la dot de mille neuf cent cinquante francs de Marie-Noëlle. Auguste emprunte la somme à François Le Moenner de Plonéis et pour mille huit cents francs, il devient l’unique propriétaire des biens paternels.
Sa mère ignore tout de ces arrangements. À l’hôpital, le remède est pire que le mal. Les conditions de vie y sont déplorables, Dans les salles communes humides et nauséabondes, froides l’hiver, étouffantes l’été, les malades partagent à plusieurs le même lit, et les contagieux, tuberculeux ou scrofuleux, cohabitent près de patients plus sains comme Marie-Noëlle. Un médecin décide de lui faire subir le supplice du Sudatorium, nouvel appareil recommandé par le ministère de l’Intérieur pour lutter contre l’épidémie. La température du malade baissant en dessous de 37°, l’appareil provoque une transpiration salutaire. Au moindre refroidissement le malade affaibli décède.
Marie-Noëlle s’en remet pourtant, mais quand Auguste constate la faiblesse de sa mère, il souhaite qu’elle rentre à Kerandéréat. Elle préfère retrouver sa chambrette rue Sainte-Catherine où, entourée de sa plus jeune sœur et d’anciennes voisines, elle meurt le 7 août 1833, à soixante-trois ans. Elle est inhumée le lendemain à Guengat près de son mari.
Passé le chagrin, Auguste retrouve bien vite ses esprits. Il est enfin le patron. À la lecture du testament, il estime avoir fait une excellente affaire. Il lui faut rapidement vendre des biens, trouver une nouvelle épouse qui lui permettra d’accéder à la position sociale qu’il ambitionne, et quitter cette ferme où il étouffe.
Référence: Le maître de Guengat par Pierrick Chuto (2010, ISBN 978 2 7466 16554)